Menu
Libération
Musique

Des playlists en mode «mood»

Conçues pour courir, chanter sous la douche ou «mieux» dormir, les playlists «fonctionnelles» des sites de streaming font tout pour s’adapter à l’humeur de l’auditeur. Et coller à la moindre de ses activités.
(Photo Florent Tanet pour Libération)
publié le 11 octobre 2019 à 17h06

Compliqué de se lever le lundi matin et de partir travailler ? La solution est à portée de smartphone, un clic sur une plateforme de streaming suffit pour lancer une des nombreuses playlists «Monday Motivation» disponibles avec, selon ses goûts, des tubes pop énergiques signés Ed Sheeran et Ariana Grande ou du classic rock à la Queen. Trop distrait(e) pour travailler ? Il existe quantité de listes de morceaux atmosphériques censées aider à se concentrer. Insomniaque ? Essayez les playlists détente pour s'endormir avec, par exemple, un extrait de la B.O. de Yann Tiersen pour le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain ou du Erik Satie. Réalisées par les équipes éditoriales des différents sites de streaming ou par les utilisateurs eux-mêmes, les «playlists fonctionnelles» se sont multipliées en quelques années, jusqu'à bouleverser la manière d'appréhender la musique par les différents acteurs de l'industrie. «Ça fait six ans que je fais ce métier et il a considérablement évolué avec l'avènement des playlists fonctionnelles»,témoigne Rachel Cartier, responsable éditoriale chez Deezer - contacté Apple Music n'a pas souhaité répondre à nos questions et nous n'avons pas réussi à joindre Spotify.

De l’attachement à l’abonnement

Dites de mood, ces playlists sont censées coller à l'humeur de l'utilisateur pour l'accompagner dans ses tâches quotidiennes ou ses loisirs, lui donner un coup de boost ou, au contraire, l'aider à se détendre. «Les playlists doivent permettre aux utilisateurs de répondre à toutes les circonstances dans lesquelles ils souhaitent écouter de la musique, accompagner leurs envies au quotidien, détaille Rachel Cartier. On analyse les data pour savoir à quel moment les gens écoutent quel type de musique. Si vous partez en famille et qu'il vous faut une musique pour faire plaisir à tous, on a des playlists dédiées à ça.» Sophian Fanen ex de Libé, journaliste chez le média en ligne les Jours et auteur de Boulevard du stream (le Castor Astral), confirme : «La véritable révolution du streaming, c'est la playlist. La date de bascule, c'est 2014 avec le rachat par Spotify de The Echo Nest. Cette société, spécialisée dans l'analyse de données, avait compris que les auditeurs réarrangeaient volontiers les albums à leur sauce. Dès lors, Spotify a commencé à éditorialiser sa proposition musicale en créant des playlists. Et les autres plateformes ont suivi.»

Un changement nourri par un constat : en majorité, les auditeurs restent passifs et préfèrent consommer de la musique sans avoir besoin de la chercher. D'autant que pour les plateformes de streaming, les playlists ont un effet vertueux : en accompagnant les utilisateurs dans leurs activités les plus triviales comme les plus complexes, elles allongent le temps d'écoute et créent de l'attachement. De manière mécanique, elles suscitent des abonnements : difficile de se contenter de la version gratuite, caviardée par les publicités, quand on prend l'habitude de rythmer son emploi du temps avec les playlists. Mais pour le musicologue David Christoffel, auteur de La musique vous veut du bien (PUF), leur utilisation se révèle problématique. «Les playlists constituent le syndrome ultime d'une dataïsation de l'écoute musicale. La consommation de musique est à ce point fléchée par une thématique que l'on est dans une fonctionnalisation de l'émotion. La liberté est évacuée au profit d'une vision mécanisée de ce que tu peux ressentir au contact d'une musique. Prenons les playlists pour faire le ménage. On va te mettre des morceaux qui te motivent, ce qui correspond à une représentation décérébrée de cette tâche. On ne va jamais te proposer de musique concrète. Alors que, moi, je n'ai jamais autant aimé Pierre Henry qu'en faisant la vaisselle !»

Pour Rachel Cartier, la fabrication des playlists démarre à la réception des morceaux par Deezer. «Il y a plusieurs niveaux d'information avec d'abord les caractéristiques, le nombre de BPM [battements par minute, ndlr]. Il y a aussi les "tags" [les catégories] : est-ce que le titre est plus "chill" ou soirée ? Nos interlocuteurs au sein des maisons de disques ont désormais une connaissance extrêmement fine de nos playlists. Ils peuvent venir nous voir avec un titre de Petit Biscuit en nous demandant : "Qu'est-ce que tu en penses pour la playlist 'chill relax' ?"»

«Une prescription verticale»

Une fois la playlist établie, d'autres informations s'ajoutent vite aux précédentes : qui l'écoute, quelles sont les typologies de public, les utilisateurs reviennent-ils pour écouter la mise à jour ? La donnée la plus importante concerne la performance d'un morceau à l'intérieur même d'une playlist. Entre alors en compte le taux de skip, soit la propension qu'a un titre à être zappé ou non et au bout de combien de temps. Ce taux de skip s'explique souvent par la reconnaissance. «Si un titre ne marche pas bien dans une playlist, explique Rachel Cartier, on va le descendre dans l'ordre de la playlist, quitte à le sortir si l'audience le rejette totalement.» Le taux de skip sert ainsi d'indicateur pour affiner la programmation.

Pour autant, selon la responsable éditoriale de Deezer, les algorithmes et les données sont loin d'avoir pris le pouvoir. «Evidemment, les data sont un soutien précieux. Mais un éditeur en empathie totale avec le public reste essentiel. Pour les playlists running, on a ainsi des discussions intéressantes avec mon collègue qui pratique la course. On essaie de se projeter, on choisit bien les titres du début pour qu'ils donnent une petite étincelle et l'envie de démarrer, puis les suivants qui doivent créer une certaine régularité. Avec les derniers, on va ralentir la cadence. Enfin, le choix du visuel et du nom de la playlist - qui doit répondre à l'état d'esprit - vont se révéler primordiaux.» Une vision battue en brèche par le musicologue David Christoffel : «Ce qui m'agace, c'est que ces playlists faites par les plateformes restent de la prescription verticale. "On sait ce qui est bon pour vous." C'est un rapport à la découverte que je trouve totalement paternaliste.»

Vers des playlists personnalisées ?

Pourtant, le jeu de rôles consistant pour les éditeurs des sites de streaming à se mettre dans la peau des utilisateurs fonctionne, si l'on en croit le nombre d'abonnés de certaines playlists. Si Apple et Spotify ne communiquent pas ouvertement sur le sujet, Deezer affiche le nombre de fans de chaque playlist maison. Ainsi, celle dont le thème est les «beaux jours» compte plus de 94 000 fans, celle pour courir plus de 61 000, et 88 000 personnes ont pris goût à celle pour chanter sous la douche. Rachel Cartier précise : «On y met ce que les gens entendent en ce moment et ont tendance à fredonner. Comme, par exemple, Balance ton quoi d'Angèle… Personne n'a pu passer à côté !»

«C'est une aberration de dire que tout le monde adore Angèle, réagit David Christoffel. Cette vision d'un auditeur idéal est exclusive. On parle ici d'un urbain, blanc, connecté, entre 25 et 45 ans. C'est hyperciblé et anti-universaliste.» Les auditeurs sont-ils alors condamnés à subir ces playlists formatées et impersonnelles ? «Ce qui peut changer la donne, imagine Sophian Fanen, c'est l'intelligence artificielle. Le mythe de la playlist personnalisée et perpétuellement mise à jour va revenir au premier plan. C'est ce que Deezer essaie de faire avec Flow, une fonction qui recommande des morceaux en fonction de votre bibliothèque. Peut-être aura-t-on demain chacun notre assistant virtuel qui anticipera notre état d'esprit, saura ce que l'on veut écouter à tel moment : "Tiens, il pleut, je vais lui mettre une chanson triste…"»