Maes remet le temps au centre de tout, debout dans une boulangerie, face aux grands ensembles, à son manager costaud et à un fantôme de béton. Avant sa destruction, il y avait, à quatre mètres du four à pain, un immeuble que le rappeur présente comme «la Tour du million». Le contraste le fait sourire : les sous y circulaient dans les halls, mais il manquait des carreaux à quelques fenêtres. Décor mis à part, il insiste donc sur les horloges : «Ça ne fait que deux ans.» Deux ans que son visage est partout. Ce qui l'amène à la conclusion qu'il n'a pas besoin de gonfler les pectoraux plus qu'il n'en faut, ni de surjouer le compétiteur aguerri : s'il faut reconnaître qu'untel ou untel, plus expérimenté et plus rodé, le dépasse sur un point, pourquoi pas ? Il faut l'entendre prononcer le mot «fort» en qualifiant Niro, un confrère trentenaire. Le «F» contient mille et une nuances de respect, sans la moindre trace de modestie feinte - un geste l'aurait forcément trahie. Il dit, tranquille, tout de violet vêtu : «Est-ce qu'il faut toujours ramener la meilleure note ? Si j'ai 16 / 20 et un autre 18, ça me va. 16, c'est très bien aussi pour l'instant.»
«Pavillon»
Walid Georgey, de son vrai nom, est de cette frange du rap français polyvalente qui brille quoi qu'elle fasse, ou à peu près. Des jeunes qui rappent, murmurent, chantonnent les confessions intimes et les anecdotes sombres qui leur passent par la tête - certains couplets, d'une dureté absolue, prennent ainsi des allures de comptines. Il hésite : «Le public… je ne sais pas… Il aime que tu lui parles de violence. Ça "fonctionne". "Malheureusement" pour moi, je l'ai vécue. Et "heureusement" pour ma musique.» Tous les guillemets sont importants.
On a croisé Maes le jour de ses 25 ans à Sevran, son terroir de Seine-Saint-Denis, connu pour sa tripotée de rappeurs (dont Kaaris), sa précarité endémique et son maire démissionnaire, qui un jour, demanda l'aide de l'armée dans sa commune. Avec son doigt, Maes a indiqué la partie de la ville où sa mère est arrivée, adolescente. «J'aimerais rester là, mais en améliorant ma condition. Tu vois le pavillon, là-bas ? Je te jure, ça donne envie de l'acheter…» Puis il tourne la tête vers un autre coin de Sevran : «Les parents de ma femme sont de là-bas.» Les Derniers Salopards, son deuxième album, est sorti le 17 janvier. A brûle-pourpoint, l'impression est limpide : Maes peut tout faire derrière un micro s'il en a envie. Son premier opus fut un 16/20 avec mention : Pure est disque de platine.
Au vrai, ce bonhomme à lunettes a compressé le temps : il représente, sur la forme - les flows - ce que le rap a pu produire ces deux dernières décennies. Ce qui multiplie ses chances auprès de l'auditeur : si l'on n'accroche pas aux mélodies, il est toujours possible de remplir sa panse de rap français pur et dur. Convergence des époques et des planches à billets : Ninho, le nouveau prodige (qui casse tous les scores et les codes), Jul le constant (la machine à tubes et à clics) et Booba l'increvable (celui qui a décomplexé le milieu pour de bon) sont présents sur les Derniers Salopards. Maes et le troisième cité revendiquent une proximité artistique et des affinités en plus, par la grâce, entre autres, de leur entourage. Trajectoire commune sur un point : les deux ont explosé après une incarcération. Booba il y a vingt ans, quand les carrières se façonnaient une pierre après l'autre ; Maes il y a à peine deux ans, à l'ère où il suffit d'un éclair pour s'emparer du mojo. Le Sevranais : «Je sais pas comment t'expliquer, mais la cellule, c'est l'endroit idéal pour écrire. Tu n'es là que pour ça si tu as envie de travailler. Il te manque ton briquet au mitard, tu ressens des choses. Si tu écris après ça, avec la nervosité… Si je pouvais (on se comprend), je te dirais : "Redonne-moi ma cellule juste pour écrire l'album."» En cabane, où il restera plus d'un an, il fabriquera l'un de ses textes les plus forts de sa carrière : Mama (2018), ode au refrain doux pour tous les galériens qui magnifient la mater à l'infini autant qu'ils fignolent le meilleur des savoir-faire pour la décevoir.
Potentiel
Sa mère lui répète qu'il a une belle voix, mais qu'il baisse trop la tête et fuit les regards en interview. Son père, lui, avait un ongle plus long (le petit doigt) que tous les autres pour chatouiller l'oud venu avec lui du Maroc : «Il jouait quelques notes, mais juste quelques-unes. Ding, ding, ding.» Le fils mise tout sur l'oreille : «Je sais quand il faut du vocodeur, quand il n'en faut pas, quand je fais une fausse note, quand il n'y en a pas. Je ne saurais pas t'expliquer… Je sens quand il faut changer de flow, je sais, c'est tout.» Puis : «J'ai une très bonne équipe.» Son manager costaud donnera sans s'appesantir l'une des clés d'un disque de platine : sortir par à-coups l'artiste de son terroir pour le frotter sans ménagement à la crème des producteurs et des artistes, sitôt le potentiel repéré. Si les artistes restent dans leur quartier, ils risquent de faire rouiller leur talent, d'autant que la concurrence évolue à une vitesse supersonique. Le manager désigne à son tour un côté de Sevran : «Tu vois, mon quartier est là-bas, à Aulnay-sous-Bois. Le mien et le sien sont juste séparés par un cimetière.»
Il faut écouter Maes confesser des trémolos dans la voix, au cours de certains concerts. Ce n'est pas que le public l'impressionne, mais il lui faut encore quelques secondes pour prendre totalement ses aises. «Comme je t'ai dit, ça ne fait que deux ans, je progresse, je prends confiance. Il n'y a que le temps pour corriger.» Et : «Je ressens aussi une impression bizarre parce que je sais que je suis écouté dans des endroits intimes. Une chambre, par exemple. Ça me fait bizarre de penser que ma voix va jusque-là.» En face du fantôme de béton, il se souvient encore de l'école primaire, quand sa mère lui a acheté l'album de Sniper, idole de toute une jeunesse. «Je lui ai dit : "Ils ne disent pas de gros mots et ils font passer de beaux messages." Elle m'a fait confiance.» Et il s'est rappelé que tout va très vite. Au collège, il a fait son stage de troisième ici même. A la boulangerie.