Voix pure sucre, fantasme très dense, The Weeknd a besoin de trois dimensions pour exister. Peu importe la vérité de son être, qui n'intéresse plus personne depuis qu'elle a été révélée par le Canadien Abel Tesfaye le jour où il a décidé qu'il voulait devenir une pop star : c'est dans un décor de rêve, sous des spotlights maniaquement positionnés et les effets filtrant son chant d'outre-monde parfaitement réglés que The Weeknd agit, nous affecte, apparaît. Ce qui explique que ses dernières manifestations, trop banales et trop crues dans leurs manigances pour péter la baraque - cette inflation maladive de hooks, de fausse incarnation et d'invités énormes (Daft Punk, Lana del Rey) qui fait se ressembler tous les disques - nous aient toutes déçus puis repoussés, sans exception.
Fantasme
La dernière fois qu'on a aperçu The Weeknd sur disque, de fait, c'était dans sa Trilogy de mixtapes de 2010-2011, House of Balloons, Thursday et Echoes of Silence, quand le fantasme était total, qu'il ne semblait être qu'une créature de stupre et de fumée entre les mains des producteurs Doc McKinney et Illangelo. Imaginé dans la foulée d'Uncut Gems des frères Safdie, où il apparaissait sous son vrai nom en coké luminescent et gonflé à bloc par la notoriété avant de se prendre un gnon par l'ange disrupteur interprété par Adam Sandler (d'où la gueule ensanglantée sur la pochette), After Hours le fait réapparaître comme un miracle, significativement enrichi mais de nouveau désirable, enfin, dans un écrin too much et tout à la gloire de sa solitude (brandie en étendard dans l'ouverture Alone Again) et de son irréalité.
Crème
Illangelo et l'inénarrable faiseur Max Martin sont aux commandes, de nouveau, accompagnés du pionnier de la trap Metro Boomin aux kicks, de Daniel Lopatin (Oneohtrix Point Never) aux nappes et de souvenirs plus ou moins disloqués d'Elton John (Your Song, cité sans peur de l'investissement sur Scared to Live) ou Michael Jackson (Dirty Diana, dont la chanson et le clip composent pour un tiers l'imaginaire de The Weeknd depuis le premier jour), et le moins qu'on puisse dire est qu'ils n'y vont pas de main morte avec la crème et les effets.
Mais il fallait sans doute ça pour raviver l'hologramme Weeknd : débordant de clichés garantis rincés partout ailleurs dans la pop culture (italo-disco brumeux à la Drive, mélancolie huileuse à la a-ha, poésie urbaine à la Burial), After Hours est un bouillon de sirop digital et d'annales pop dégradées, idéalement flou et réalisé, dont les tentatives de postmodernité, toutes foirées (résurgence UK garage dans Too Late ou jungle dans Hardest to Love) comptent bien moins que le monstre qu'elles épaulent dans son petit théâtre d'ombres et de vanité. Soit The Weeknd lui-même, falsetto noir et blanc, blanc et noir, romantique et virtuel, comme un Drake dégraissé de tout corps ou un Michael Jackson délesté de son poids dans l'histoire de la pop, qui coule dans l'oreille et l'âme angoissée comme un julep chaud, concentré de pur affect de fiction et sans conséquence qui avive la mélancolie sans menacer l'âme de l'abîme. Qu'on nous pardonne d'embrasser à ce point le faux quand le monde souffre si fort de ne plus pouvoir se toucher pour de vrai, mais le mirage est trop beau pour ne pas succomber, encore et encore, jusqu'à la réouverture des boîtes et des cafés.