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Libération
Portrait

Gabi Delgado, mort d’un agent provocateur

Moitié de DAF, groupe essentiel et transgressif des années industrielles, l’Allemand s’est éteint dimanche à 61 ans.
DAF Deutsch Amerikanische Freundschaft Disco Rojo (now The Fuse) Gabi DELGADO-LOPEZ Brussels, Belgium 2 November 1981 Picture : © Etienne Tordoir_ DALLE
publié le 24 mars 2020 à 20h16

«Je suis un fanatique du verbe. J'aime la langue allemande. Je l'ai toujours considérée comme un chemin poétique à part entière.» Ainsi parlait Gabriel Delgado-López, alias Gabi Delgado, à la fois force motrice et théoricien du duo électronique Deutsch-Amerikanische Freundschaft, alias DAF : Robert Görl, sa moitié artistique, a annoncé lundi soir sa mort sur Facebook, sans en préciser les causes ni l'endroit où Delgado s'est éteint à 61 ans.

DAF, ce fut pour tout le monde le tube  Der Mussolini («Tanz den Mussolini / tanz den Adolf Hitler / beweg deinen hinter / klatscht in die Hände / tanz den Jesus Christus», «danse le Mussolini / danse le Adolf Hitler / remue les fesses / frappe des mains / danse le Jésus-Christ») datant de 1981, qui leur valut en retour des « Sieg Heil » du public ainsi que la couverture du New Musical Express, la bible de la critique anglaise : la provocation, l'imagerie homo (Görl était gay, Delgado bisexuel) et, puisqu'il fallait aller au-delà, un son neuf ; à la fois dansant et extrêmement agressif.

«Injonctions»

«On n'acceptait pas l'autorité, c'est l'une des rares choses qui nous rapprochaient avec Robert, expliquait Delgado en 2018. Les "Sieg Heil", c'était de la provocation [les Sex Pistols avaient joué en 1978 une chanson intitulée Belsen Was a Gas, sur le camp de concentration de Bergen-Belsen, ndlr], le fascisme faisait de toute façon partie de la culture allemande et, pour moi, c'était libérateur. J'ai émigré depuis l'Espagne à 8 ans pour rejoindre l'Allemagne et Wuppertal : c'est là que j'ai rencontré mon père pour la première fois, parce qu'il avait fui le franquisme et il ne pouvait plus rentrer sous peine d'être arrêté et jeté en prison.»

La langue allemande, donc. «Là-dessus, on a changé les habitudes d'écoute. On a donné au chant un sens différent. Ce n'est pas du rap, ce ne sont pas non plus des notes, ce sont des injonctions, des ordres, interprétés non pas par un musicien mais par un acteur.» Avant DAF, Delgado avait crapahuté dans les milieux artistiques de Düsseldorf, et plus particulièrement au Ratinger Hof, un pub ouvert à la culture underground où le plasticien et performeur Joseph Beuys, figure tutélaire de la scène artistique allemande de l'après-guerre, passait parfois avec ses élèves. Delgado forma plusieurs groupes punk : Mittagspause, Charley's Girls, ou encore Yuri Gagarin and the Soviet Union.

Hype

Son grand projet prit alors forme : une musique «sans tradition, fût-elle allemande» : «Sans racine du tout. Tout ce qui nous rappelait la musique ou autre chose de préexistant passait par la fenêtre, même si c'était bon. Le punk n'était qu'une resucée du rock'n'roll : je voulais en finir avec ce diktat américain.» Après une première tentative purement bruitiste, Ein Produkt der Deutsch-Amerikanischen Freundschaft, où la sécheresse toute militaire des rythmes commence à se faire entendre, DAF décide de se réduire à un duo et file en 1980 vers Londres.

Où le groupe rencontre sa bonne fée, l’homme qui va les initier à la dissonance contrôlée et leur ouvrir toutes les portes : Daniel Miller, le patron du label Mute (The Normal, Non, Depeche Mode, Fad Gadget), qui les met entre les mains du producteur Conny Plank, homme lige de la scène krautrock depuis une bonne dizaine d’années. Ce dernier envisage donc la musique comme un flux : indépendamment de son scepticisme initial pour ce groupe purement percussif qui joue sans note, il est familier avec une démarche qui se passe de refrain, de haut ou de bas, et même de sujet. A la place, la voix de Delgado émerge d’un fracas se situant entre le disco et la musique industrielle - on conçoit que ce soit difficile à imaginer - pour faire assaut d’urgence dans une sorte de contention sadomasochiste ; un halètement disant à la fois la violence, l’essoufflement et le plaisir que la langue allemande, aboyée, transcende.

Delgado tient aussi un discours : «Le fascisme ou l'anarchie sont devenus des modes pour les boîtes de nuit, des moments de haine ou des moments d'amour. Mais il n'y a plus rien de sacré. Rien de mauvais. Ni rien de bon.» La hype prendra comme un feu de brousse, les tubes (dont l'incroyable Der Raüber und der Prinz joué sur un clavier pour enfant et conçu «comme un moment homo-érotique») se succéderont quatre albums durant (dont trois sur la multinationale Virgin) et porteront DAF jusqu'en 1982 : le groupe se sépare alors et aucune des reformations qui ont suivi (1986, 2003) n'ajoutera quoi que ce soit à leur gloire. Delgado a poursuivi une carrière de producteur tout en faisant fructifier la réputation de DAF, à travers un fond de catalogue dont il possède les droits avec Görl («une leçon de Conny Plank, il nous a beaucoup appris sur le business») et quelques concerts qu'il s'employait à raréfier stratégiquement.

Sur son œuvre : «C'était important pour moi de dessiner l'histoire et la culture de mon temps. Après, personne ne peut créer l'illusion d'une ligne de code que personne ne pourra jamais craquer. Le capitalisme assimile tout, la musique et le reste. Mais le temps qu'il y parvienne, la formule s'use, se périme au fur et à mesure que l'on s'en sert. Précisément parce que c'est une bonne formule. »