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Portrait

Little Richard, patient zéro du rock'n'roll

Le musicien américain est mort à 87 ans samedi, au terme d’une vie de frasques pionnières, de tubes intouchables («Tutti Frutti», «Long Tall Sally») et de chassés-croisés avec Dieu. Sans lui, il n’y aurait eu ni Beatles ni Elvis ni rien ni personne qui prenne le sexe, la vitesse et l’électricité pour valeurs cardinales.
UNSPECIFIED - JANUARY 01: Photo of Little RICHARD; Posed (Photo by Charlie Gillett/Redferns)
publié le 10 mai 2020 à 19h01

Il se proclamait roi du rock’n’roll, il s’est souvent habillé comme le roi du rock’n’roll, et le plus beau (parce qu’il était le plus beau), c’est qu’il était le roi, l’original animal, l’épure, du rock’n’roll.

Il est facile de comprendre pourquoi il était le chanteur favori de Mohamed Ali : non seulement Little Richard est revenu, comme le champion, réclamer sa couronne plusieurs fois contre tout pronostic, mais la «peau de pêche» de Macon (Géorgie) lui rendait des points aussi pour le punch de ses déclarations publiques, ses provocations, sa poésie et fantaisie pré-rap. Et surtout, surtout, une inconscience totale de ce qui pourrait ou non faire tort à sa carrière. Fond de teint, rouge à lèvres, mascara, bien sûr, mais aussi le sexe, les partouzes, le voyeurisme et la pignole. Même au faîte de sa gloire il continuait de passer régulièrement aux toilettes de la gare de Greyhound pour mater la taille des joncs. Ce qui lui vaudra d’être arrêté par la police des mœurs dans la gare routière de Long Beach (Californie) en 1963. Sans effet notoire sur sa carrière. L’homme était indestructible, sauf par lui-même

performeur suprême

Son succès fracassant des débuts (neuf tubes certifiés aux Etats-Unis rien qu’en 1956) est d’autant plus remarquable que ses disques chez Specialty n’étaient pas si bien produits que ça ; il jouait plus vite sur scène et se passait souvent de bassiste, forçant le batteur de son groupe, les Upsetters, à compenser, avec un effet unique à l’époque. Le peu de concerts documentés des débuts donne une petite idée de la folie générale qu’il provoquait toujours sur scène. Sur disque, tout dépendait du morceau, mais il retombait souvent dans le shuffle propre à Fats Domino, qu’il affectionnait. Guère étonnant, puisqu’il enregistrait chez Cosimo en Louisiane avec les mêmes musiciens du studio, dont le saxophoniste Lee Allen et le batteur Earl Palmer.

Alors pourquoi le roi ? D'abord, parce que de sa main gauche il a tout commencé, martelant un rythme et des mesures libérées de celles du blues ou du shuffle. On pourrait même dire que Jerry Lee Lewis est né de cette main gauche, et le Killer l'a souvent reconnu. Mais, plus crucial encore, il enfonçait toute la concurrence parce qu'il était marrant. Son amour de la vie et son œcuménisme balayaient tous les obstacles de race ou de sexe. Jerry Lee Lewis, son rival de Memphis, se faisait boycotter en Angleterre après avoir épousé sa cousine de 13 ans, mais qui a jamais emmerdé Little Richard pour sa longue liaison avec la torride et très ouverte Angel Lee, strip-teaseuse qui poussait assez loin la tolérance ? «Angel était fabuleuse pour la baise, disait le chanteur, et surtout elle se prêtait de bon cœur à toutes mes fantaisies, comme de s'envoyer des mecs devant moi pour m'exciter.» Buddy Holly était du lot, ayant failli une fois rater son entrée sur scène à cause de ça.

C’est pour tout cela, et plus, que Richard Penniman, qui s’est éteint samedi, à 87 ans, de cause encore inconnue, était l’origine absolue et le roi du rock’n’roll.

Tout a commencé parce que Richard Wayne Penniman, troisième mioche d’une portée de douze dans une famille de Macon, en Georgie, avait une jambe plus courte et un œil plus grand que l’autre. Pour compenser, petit Richard faisait le clown et se rendait insupportable. Il n’était pourtant pas étranger à la tragédie : il a tout juste 20 ans quand son bootlegger de père est tué d’une balle par son meilleur ami. Plus tard, durant les années 70 quand il est fondu dans la coke, son frère Tony meurt de dissipation et d’un arrêt cardiaque ; le même mois, son neveu de 10 ans se prend une balle dans la tête en jouant avec un revolver.

Mais dès 15 ans, Little Richard rejoint d'abord un charlatan de foire qui vend de l'huile de serpent, ensuite il se produit habillé en fille, avant de trouver sa niche : chanteur exceptionnel et franchement dérangé, il est vite prisé dans les bouges autour de Macon, sa ville natale, et Atlanta, son territoire d'élection. Signé assez tôt par RCA, il ne traduit pas sur disque cette fantaisie qui fait son originalité. Une fois signé en 1955 par Art Rupe, patron du plus grand label r'n'b de Los Angeles, Specialty, il est confié au producteur Robert «Bumps» Blackwell, qui deviendra aussi son manager. Blackwell, futur parolier d'Elvis, découvreur et manager de Larry Williams, Sam Cooke, Sly and the Family Stone, rejoint Little Richard à La Nouvelle-Orléans chez Cosimo, mais au bout de deux jours il n'a rien en boîte justifiant le voyage, ni le contrat (pourtant bien esclavagiste et miteux, selon la tradition). De retour à l'hôtel entre deux sessions, Richard se met à faire le pitre et à chanter le morceau qu'il faisait parfois sur scène, Tutti Frutti. Les paroles sont ouvertement grossières et d'inspiration homosexuelle («Tutti frutti, good booty /If it don't fit, don't force it /You can grease it, make it easy»). La manière dont Blackwell a fait changer les paroles par une fille innocente qui se bouchait presque les oreilles est devenue légende, mais c'est en tout cas devenu le célèbre «I got a girl, named Sue /She knows just what to do».

Succès immédiat, même amorti par les imitateurs blancs Elvis Presley et Pat Boone. Au bout de trois succès, Blackwell et Richard s'évertuaient à inventer des paroles compliquées à prononcer, les délivrant à une vitesse diabolique, dans le vain espoir que ce con de Pat Boone ne puisse pas assurer. Il a pourtant sorti une version flagada de Long Tall Sally, sans trop affecter les ventes du «Liberace bronzé», comme il se proclamait parfois. La chanson était d'une autre parolière encore plus improbable que la déjà martienne Dorothy La Bostrie, auteure des paroles nettoyées de Tutti Frutti. Celle-ci portait un nom fantastique : Enortis Johnson. Joh nson était une fillette «maigre comme six heures», selon l'heureuse expression de Blackwell. Venue à pieds du Mississippi à La Nouvelle-Orléans, jolie comme un napperon avec des rubans dans les cheveux. Mais les trois lignes qu'elle avait écrites sur une serviette en papier étaient d'un autre tabac : l'oncle John était dans la ruelle, soi-disant patraque, mais elle allait le dénoncer à tante Marie parce qu'il prenait trop son pied. Little Richard a suivi ça par un autre tube aptement titré Rip It Up, qui effectivement déchirait un max.

Little Richard était encore plus dominant que le styliste géant Chuck Berry, parce qu’il tournait avec un vrai groupe, les Upsetters, et pas une bande de branleurs recrutés sur place. Les Upsetters mettaient le feu partout, et Penniman était lui-même le performeur suprême, incontesté, comme l’ont reconnu les autres qu’il a enterrés : Elvis, James Brown, Otis, Billy Preston, Prince. Lesquels ont tous été influencés et souvent même employés par Richard à leurs débuts : Otis Redding et Don Covay ont chanté avec lui. James Brown l’a une fois remplacé sur scène, chantant sous son nom. Maurice James, qu’il a trouvé à la ramasse dans la gare routière d’Atlanta, est devenu son guitariste pendant un an, avant de devenir Jimi Hendrix. Au début des années 60, il a donné leur chance aux Beatles, et appris à danser à Mick Jagger.

Pluie de petites culottes

Selon tous les témoignages contemporains, il était impossible de passer après lui sur scène. A ses premiers concerts dans les bouges du Sud ou à l'Apollo de New York, les Upstetters recevaient le tribut suprême des folles de Richard : une pluie de petites culottes lancées sur scène. Même Elvis n'a pas eu ça. Car s'il jouait ouvertement la carte homo, les filles raffolaient du Little Ricardo ; ses costumes fantasques à miroirs, son maquillage et sa coiffure pompadour lui permettaient de les allumer en toute impunité. Même les ruffians du Sud ne se sentaient pas menacés par un tel énergumène. Pour cette raison aussi, Little Richard a été le premier chanteur noir à plaire surtout aux Blancs. Même quand Pat Boone et Elvis court-circuitaient les ventes de Tutti Frutti et en vendaient un million de plus que lui, le public blanc achetait ses disques en cachette. Presque tous ses succès, à partir de Long Tall Sally, ont été des crossovers monstrueux, cartonnant aussi bien dans les hit-parades pop que r'n'b. Ses apparitions au cinéma (The Girl Can't Help It de Frank Tashlin en 1956) étaient plus que de la décoration pop.

Et son pouvoir sur le public en direct n’a jamais faibli. Aussi tard que 1969, au festival pop d’Atlantic City, devant passer après Janis Joplin qui avait obtenu pas moins de trois rappels d’un public de hippies complètement défoncés et qui ne connaissaient même pas son nom, sous la pluie, à 36 ans, il a fait crouler la baraque et balayé une fois de plus la concurrence. Seul Little Richard pouvait mettre fin à Little Richard. Elvis est parti au service en Allemagne. Buddy s’est ramassé en avion. Cassius Clay a été dépossédé de son titre. Mais Little Richard s’est plusieurs fois retiré des voitures de son propre fait, avec la même force de caractère qui lui a permis d’arrêter les frais, l’alcool, ou la drogue, et de perdurer aussi longtemps.

Lèse-majesté

Au faîte de sa carrière, fin 1957, il voit le Spoutnik passer trop près du ciel australien lors d'une tournée. Aussi sec, il plaque le groupe et la tournée, qui comprenait aussi Gene Vincent et Eddie Cochran, pour retourner à Dieu. En un peu plus de deux ans, il a eu neuf succès : Tutti Frutti, Slippin'and Slidin', Ready Teddy, Rip It Up, Good Golly Miss Molly, Jenny Jenny, The Girl Can't Help It, et, toujours l'Armageddon sur scène, Lucille. C'est désormais fini. Pour un temps.

Jusqu'à ce qu'un promoteur en Angleterre, Don Arden, l'invite en octobre 1962 rejoindre une tournée de Sam Cooke. Pensant que Cooke en était lui aussi revenu au temps des Soul Stirrers, son ancien groupe de gospel, Richard s'était amené avec Billy Preston dans ses bagages (16 ans à l'époque) et avait chanté ses premiers sets à la gloire du Seigneur. Tronche des Angliches, promoteur effondré. L'avion de Sam Cooke avait du retard ce soir-là et n'a rejoint le théâtre Gaumont de Doncaster que pour le deuxième set. Le manager de Cooke, J. W. Alexander, qui deviendra celui de Richard après la mort de son patron, connaissait bien l'oiseau, affirmant au promoteur qu'il suffisait de laisser Sam faire un tabac avec quelques morceaux haletants - Little Richard n'y résisterait pas. Et de fait : ce soir-là, comme Charles White le raconte dans sa biographie du chanteur (1), Richard a commencé son set dans le noir complet, juste avec Billy Preston à l'orgue. Une minute, deux minutes, tension insupportable. Et soudain au milieu de la scène, dans la lumière d'un unique projecteur, debout en costume blanc, Richard s'est mis à marteler les premiers accords de Long Tall Sally. Le reste de la tournée fut à l'avenant, pandémonium complet. Le temps n'était peut-être plus aux petites culottes, la pompadour s'était tassée, mais le succès était revenu. Et le chanteur était toujours aussi inventif et imprévisible, pouvant apparaître un soir du haut d'un balcon, ou du piano, ou feignant la crise cardiaque («Y a-t-il un docteur dans la salle ?»).

C’est lors de cette tournée monstre de 62-63 que Brian Epstein aurait proposé à Little Richard la moitié du contrat des Beatles, pourvu qu’il les laisse ouvrir ses concerts à Hambourg. Paul McCartney le suppliait de lui apprendre à faire son fameux «Whoo Hoo», Harrison voulait juste lui tenir le petit doigt, Lennon boudait et pétait dans son coin. Little Richard n’aimait pas trop John, n’appréciant que modérément son humour hargneux. Des années plus tard, à Central Park, Lennon aura l’imprudence d’insister pour passer après Little Richard avec son Plastic Ono Band. Le public sifflera l’ersatz et chassera Yoko de la scène, en pleurs. Nulle lèse-majesté ne restera impunie.

Son retour à la musique séculaire sur une succession de labels (Atlantic, Okeh, Vee Jay, et même brièvement Specialty) n'a produit aucun nouveau tube durant les années 60, et il lui a fallu attendre 1970 pour retrouver le sommet du hit-parade, avec Freedom Blues. Mais ses concerts et ses apparitions dans les talk-shows restaient épiques. Même le pourtant malin Dick Cavett ne pouvait que rester coi devant les gentilles rodomontades de Little Richard, qui paraissait tout nu sous son costume échancré vert pomme.

Crise cardiaque

Les tournées et les excès finissent par le rattraper. Il commence à rater des concerts, à se rendre insupportable pour ses proches. Mais la mort de son frère Tony le réveille. Fin 1975, aussi brutalement qu'il était revenu au rock'n'roll, il retourne à Dieu et à son ministère. Un album de gospel, God's Beautiful City, paraît en 1979. Cinq ans plus tard, il commence à faire des concessions à son ancienne carrière, participant à de nombreuses remises de prix et hommages. Il fait partie de la première fournée des pionniers honorés par le Rock'n'Roll Hall of Fame en 1986, mais n'envoie qu'un message filmé parce qu'il est à l'hosto, ayant embouti un poteau télégraphique en voiture à West Hollywood. Jambe et côtes cassées, la série commence.

En 2007, un remplacement de hanche le laisse cloué dans un fauteuil roulant, et c'est ainsi qu'il apparaît en public depuis. Il fait une crise cardiaque en septembre 2013, et à partir de la fin avril 2016, à cause d'une indiscrétion de Bootsy Collins sur son blog, le monde entier et le National Enquirer le tiennent pour mort. Mais en octobre de l'année suivante, il paraissait frais comme une pêche, chauve mais resplendissant en satin gris et bleu clair, régalant encore les paroissiens adventistes du Camp Meeting 2017, à sa façon inimitable, tout aussi volubile que quand il se vantait sur les radios du pays en 1956. Son indestructibilité n'était que justice. Il était le premier, le plus beau et le plus fort.

(1) The Life and Times of Little Richard, Charles White, Pocket Books, 1984.