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Libération
Portrait

Marc Zermati, l’estime punk

Le disquaire et producteur est mort samedi, peu avant ses 75 ans. Figure dandy de l’underground, pionnier de la scène «no future», il a connu Nico, Iggy Pop, The Clash… Son ami Philippe Garnier, journaliste à «Libé», lui rend hommage.
Joe Strummer and Marc Zermati before a concert with The Clash at the legendary Le Palace in Paris, may 1981.
publié le 16 juin 2020 à 18h01

Selon un message d’un de ses frères relayé par Tony Truant (ancien guitariste des Dogs et des Barracudas, groupe qu’il a fait tourner parmi des douzaines d’autres), Marc Zermati est mort dans la nuit de samedi, à presque 75 ans. Pour beaucoup, Marc Z était une figure tutélaire du rock en France, honneur qui l’irritait toujours énormément puisque ce juif séfarade né à Alger se considérait international, pour ne pas dire apatride, et en bon pied-noir, ne portait guère les Français dans son cœur. C’est peut-être aussi tout dire du rock français qu’il avait Zermati pour parrain : accoucheur de groupes, tourneur providentiel, organisateur de festivals fichus d’avance comme celui, légendaire, de Mont-de-Marsan en août 1976, et homme d’affaires aux pratiques parfois cavalières.

Pour moi cependant, c'était une figure amie que j'ai fréquentée et appréciée en pointillés sur près de trente ans. J'allais m'approvisionner en disques pirates à l'Open Market, le magasin qu'il avait ouvert rue des Lombards en 1972, quand les dominatrices étaient encore en poste dans le quartier des Halles en démolition. L'Open était plus un headshop qu'une boutique de disques, on y trouvait plus de bougies et de posters phosphorescents que d'albums, aussi clairsemés que la clientèle. «On s'en foutait, on écoutait des disques», a toujours clamé l'intéressé. Il avait ouvert l'Open plus comme lieu de rencontres qu'emporium, et même si la palette de disques proposés était pointue, voire sectaire (majoritairement rockabilly, garage-rock, et plus tard punk), elle ne reflétait pas entièrement les goûts de cet homme cultivé qui préférait avoir fréquenté Max Ernst que d'avoir déconné un jour avec Jimi Hendrix. Zermati aimait beaucoup le jazz cool, par exemple, ce qui n'était pas forcément cool dans les années 70. Et aussi le blues, le r'n'b et les écrivains Beat. A son arrivée en France, il avait naturellement rejoint la bande du Drugstore, dont il partageait les goûts musicaux et vestimentaires.

Garde-robe. Bien avant, lui et ses riches copains pieds-noirs avaient défrisé les mods sur les plages anglaises. «Ils nous voyaient débarquer en costumes trois-pièces sapés comme des princes, au lieu de leurs parkas de merde ; les filles nous tombaient dans les bras.» Et mod il resterait : Zermati se targuait de n'avoir jamais porté de jean de sa vie. Son originalité sartoriale était connue. Plus que le perfecto ambiant, avec lui, c'était des costumes faits sur mesure à Hongkong, des ensembles faux léopard…

Il a toujours eu une attitude peinée mais miséricordieuse envers ma touche de plouc, allant même jusqu'à m'apprendre à faire une valise («Tu retournes la veste, doublure à l'extérieur, comme ça, ça ne fripe pas»). Il m'avait à la bonne à cause du Havre, qu'il a fini par considérer comme le Detroit hexagonal ; aussi parce qu'on était tous les deux du 21 juin, et pour mon amour de Dylan. Le sien était absolu. Je lui enviais ses boucles qui faisaient encore très Blonde on Blonde. Il en avait été jusqu'à nous persuader que le «Zim» était né un 21 juin, au lieu du 24 mai. Je crois avoir été exempté de l'horreur qu'il avait des Français, puisque exilé de longue date. Et puis à l'Open, je portais encore mes boots Anello Davide, le bottier de la reine et des Beatles. Vingt ans plus tard, il avait refait toute la garde-robe des Flamin' Groovies à la Fab Four, jusqu'aux boots à élastiques et talons espagnols.

J'étais déjà parti quand Zermati a amené Dr. Feelgood au Havre, premier d'une série de concerts organisé par mon père pour son club de foot. Sur mon conseil, il avait aussi accepté l'affiche défrisante Talking Heads-Ramones. C'était à la salle des fêtes de Graville, pas un cadeau ; les circuits électriques étaient si hasardeux que le roadie avait décidé que les Ramones ne joueraient pas. Mon père n'arrêtait pas de demander à Marc ce qui se passait et, l'autre se faisant aussi petit que distant, l'affaire fut sauvée par la bassiste Tina Weymouth, qui dit en un français impeccable : «Ne vous en faites pas, monsieur, nous on jouera les deux heures.» Mettant du même coup la honte à Dee Dee et Joey. Les Ramones ont joué ce soir-là, le début d'une série de concerts havrais mémorables. Zermati a notamment fait tourner en France Eddie and the Hot Rods, Dr. Feelgood et le Tyla Gang. Il a été comanager de la tournée 76 des Clash. A sa demande, ils laissèrent un Vince Taylor en piteux état chanter Brand New Cadillac.

Râleur invétéré. Mais pour moi, à Los Angeles, Zermati c'était les courettes jusqu'à LAX, en retard pour l'avion après avoir dévalisé Frederick's of Hollywood, sa boutique de lingerie favorite. Ou le voir piquer du nez chez les Cramps pendant que Lux enregistrait une émission de radio faite maison avec sa redoutable collec de 45-tours. Ou encore me présentant à Shel Talmy, le producteur des Kinks, ou m'introduisant en douce au studio Gold Star pour réveiller le fantôme de Phil Spector. «J'ai connu tout le monde, sauf Dylan», disait-il volontiers. De fait, Chrissie Hynde, Lenny de Motörhead, Nico, Lenny Kaye, Willy DeVille, Johnny Thunders, Iggy Pop, tous sont passés le voir ; les New York Dolls à Boston dès 1973, Malcolm McLaren bien avant les Sex Pistols… John Savage, dans son livre sur le punk England's Dreaming, écrit qu'il a entendu le mot punk pour la première fois à Paris. Tout comme Lester Bangs, qui a transité par l'Open en 1974, presque à la fermeture de l'établissement.

Au contact de Johnny Thunders et de Willy DeVille, il a eu sa période poudreuse, et on avait renoué épistolairement pendant qu'il purgeait sa peine de prison. Plus tard, Zermati a fait tourner les Dogs au Japon, fait signer les Groovies sur un label, managé les Lou's, Stinky Toys, Young Rats (avec Chrissie Hynde), et initié une tournée US pour Variation pour son pote pied-noir Marc Tobaly. Râleur invétéré, aux opinions toujours hérissées, il a fini par épuiser ses amis et suiveurs les plus blindés pour ses opinions politiques et sa philosophie en général. Pour moi, il restera celui qui m'a appris à faire ma valise, et comme beaucoup d'autres je présume, pour plein d'autres choses encore. Buon viaggio, caro.