Il ne savait sans doute pas qu'il deviendrait le célèbre photographe et reporter qui pénétrerait la Chine de Mao et qui célébrerait les indépendances des pays africains. Marc Riboud, né en 1923 à Saint-Genis-Laval près de Lyon, au sein d'une famille de banquiers et d'industriels, avait juste entre les mains un Kodak Vest Pocket que lui avait offert son père, pour vaincre sa timidité : «Si tu ne sais pas parler, tu sauras peut-être regarder.»
Bien vu. Le jeune Lyonnais, après des études et une brève carrière d'ingénieur, allait bifurquer et déplacer ses propres lignes, selon un plan personnel où le goût du voyage serait déterminant. L'exposition que lui consacre le Plateau, espace artistique à l'intérieur de l'hôtel de région (lire ci-contre), montre ses premiers pas dans le métier dans les années 50, avant qu'il ne rejoigne l'agence Magnum, via Henri Cartier-Bresson et Robert Capa.
Ce qui frappe dans ces «premiers déclics», c’est la force de la composition, plus encore que les sujets qui ne regardent, d’ailleurs, qu’exceptionnellement l’objectif. Sans mise en scène, sans recadrage, ses photographies sont de véritables scénographies qui capturent le temps et l’espace en un seul mouvement.
Japon, 1958 (à g.); Russie, 1959 (à dr.). Photos Marc Riboud
Une des plus célèbres, le Peintre de la tour Eiffel de 1953, montre un ouvrier en équilibre sur la structure de fer, aérien et visiblement joyeux, le clope au bec. Sur fond d'un Paris qui disparaît sous les pieds de l'homme, on a l'impression d'assister à une comédie musicale, où Buster Keaton aurait fait alliance avec Fred Astaire. Le Paris de la reconstruction est aussi fortement présent dans la structure triangulaire de l'image, tout comme le ballet le Jeune Homme et la Mort de Cocteau.
Distance. Cette même présence de l'architecture qui renvoie à certaines œuvres du Bauhaus (Construction du France, Saint-Nazaire, 1959) ou au constructivisme russe (Chantier de construction de la centrale hydroélectrique de Seyhan Dam, Turquie, 1955), met l'homme à distance. Il est pris dans les formes géométriques des chantiers métallurgiques, isolé du monde qu'il rebâtit. Même si Marc Riboud est un tendre, ne cherchant jamais à forcer, à arracher le scoop, ses images sont plus dures qu'elles n'y paraissent. Celle de 1954 prise en Angleterre,Ouvriers en grève, pourrait n'être que le simple témoignage d'un mouvement social. Sa construction triangulaire qui part d'un visage fermé au premier plan s'élargit sur une foule, visages de l'inquiétude. Dans cette exposition où l'on y voit clair, grâce en partie à la grande verrière du bâtiment, la liberté de l'artiste prédomine, capable de passer du monde ouvrier à la société huppée, rendant chacun anonyme et responsable de son anonymat.
Personne chez lui ne se fond dans la foule, même pas lui : «Pour bien voir, écrit-il, il est inutile de se fondre dans ce que l'on regarde. Il y a une mode de se faire mineur pour photographier les mineurs, musulman pour photographier l'islam, lama pour aller au Tibet. Je n'y crois pas. Si on devient l'autre, comment avoir la surprise de l'autre ?» (1) C'est on ne peut plus juste lorsqu'il prend en plein envol un plongeur en Yougoslavie en 1953, pays qui sortait encore exsangue de la guerre. Cette virgule de vie qu'est cet homme en suspension, au-dessus de tout et dont on ne sait comment il va retomber, est énigmatique, un signe d'ivresse dans un saut de l'ange.
Pakistan, 1959. Photo Marc Riboud
Marc Riboud ne manque pas non plus d'humour, voire d'ironie. Sa photo Pèlerinage à Chartres, de 1953, est franchement moqueuse. On y voit une femme à genoux avouant ses péchés en plein champ dans un confessionnal improvisé à l'air libre, séparée du curé par une simple porte reposant sur une chaise.
Lointain. Très drôles aussi ces deux jeunes étudiants s'entraînant tout en courbes et en joggings noirs sur fond de neige et de rectitude des palais moscovites. En noir et blanc, bien sûr, et en argentique pour mieux peindre des paysages avec le grain, au Japon par exemple.
La série consacrée à l’Alaska, présentée pour la première fois, inscrit des formes sur le blanc immaculé. Une voiture prise entre deux congères ouvre une voie incertaine vers un lointain épineux. Elle trace. Ailleurs, dans une photo surréaliste, un cheval gît tombé raide mort de froid. Images du gel du petit matin qui contraste avec la peau chaude d’une danseuse de cabaret apprêtée. Une série abstraite pour une exposition sans prétention, qui s’accorde avec l’architecture de l’hôtel de région conçu par Christian de Portzamparc.
(1) Marc Riboud, Photo Poche, Actes Sud.