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Le Kazakh tant détourné

Strasbourg expose 17 artistes raillant le passé soviétique de ce pays d’Asie centrale.
«East Woman (Woman Loop)», de l'artiste kazakhe Oksana Shatalova, 2006. (Photo Oksana Shatalova)
publié le 9 janvier 2015 à 18h36

Au Kazakhstan, il n'y a pas que des steppes et des pipelines. Le musée d'Art moderne et contemporain de Strasbourg rassemble les travaux de 17 artistes kazakhs dans une exposition intitulée «La vie est une légende», des mots empruntés à l'un des plus grands poètes kazakhs et traducteur de Dante, Mukagali Makataev. C'est piquant, déroutant. Le visiteur tombe d'abord sur une pelle au manche décoré d'une faucille et d'un marteau. Un ready-made de Georgy Tryakhin-Bukharov, intitulé Réforme. Le pain ne tombera pas du ciel.

La suite est dans la même veine, politique, engagée, sans complaisance. Les artistes critiquent, non sans humour, le régime soviétique. Cette terre d'Asie centrale, destination de nombreuses déportations, a appartenu à l'URSS de 1917 à 1991. Les œuvres questionnent, à l'heure de la mondialisation effrénée, l'héritage de cette période, celle de la sédentarisation forcée de ce peuple de cavaliers nomades, de la collectivisation, des famines… A terre se déploie le projet Bazar d'Elena Vorobyeva et Viktor Vorobyev, un vide-greniers de misère. Le visiteur scrute le sol enneigé, chemine entre les photos à taille réelle comme entre ces morceaux de bâche et de journaux jonchés d'objets personnels. Les visages sont absents mais la détresse palpable. Chaque cliché est surmonté d'un élément qui le compose, ramené par le duo d'artistes : un bouquin de Marx, une pelote de fil de fer rouillé, un poupon hirsute…

Et il y a ces bribes de conversation, chinées elles aussi. «Achetez au moins quelque chose», des lunettes, les cigarettes du grand-père mort, un pyjama d'enfant… «Que faire ?… il faut bien vivre.» Sur le mur, le même duo a joué avec ses photos d'identité, symbole du carcan administratif soviétique. Les cols de chemise deviennent une guirlande de fanions, une moustache s'inscrit sur une portée de musique. Les visages se répètent, comme si l'individu n'était plus qu'un motif de tapisserie absurde. Là, une épaisse tresse de femme kazakhe traverse le triptyque d'Oksana Shatalova. La natte se termine en nœud de pendu. En face, sont accrochées de grandes assiettes décoratives, ça sent l'ancestral, l'artisanat traditionnel.

Mais, avec Yerbossyn Meldibekov, la violence se décline aussi dans la vaisselle. Le motif devient guerrier, un éléphant lance-roquettes, un âne bloc opératoire, un dromadaire parabole. Puis il y a cette photo immense, deux Kazakhs se font face, touffe de cheveux au sommet du crâne rasé, un canon d’arme à feu émerge de leur bouche, gâchette sur le menton. Il a également fouillé les albums de famille et fait rejouer aux personnes sur les photos les mêmes scènes, des années plus tard. Les monuments à la gloire du régime soviétique en fond ont disparu, remplacés par d’autres sculptures. Les poses sont plus détendues, des sourires s’esquissent, les jeans ont envahi les clichés.