Depuis une décennie, Liu Bolin refait la même photo. Toujours vêtu d'une vareuse verte, inspirée de l'uniforme des années Mao, son corps, droit, immobile, les yeux clos, minutieusement repeint, se fond totalement dans le cadre de l'image. Toujours selon le même mode opératoire, il se place dans un décor urbain, devant le Palais impérial de Pékin, la plus célèbre toile de Delacroix (la Liberté guidant le peuple), un kiosque à journaux ou encore des étalages de supermarché. Puis, il ne bouge plus.
Il pose durant des heures, parfois jusqu’à dix. Il dirige le photographe sur la façon de composer la scène, avant son entrée dans le cadre. Il revêt ensuite son uniforme monochrome, des complices le peignent aux couleurs de l’environnement. Les seules parties de son corps en contact avec la peinture : sa tête et ses mains. Allergique depuis peu, Liu Bolin doit se barbouiller le visage de vaseline avant d’y laisser appliquer les couches d’acrylique. Jusqu’à ce que son corps ne fasse plus qu’un avec le décor, tout en rendant visible son invisibilité. Ensuite, un membre de son équipe immortalise sa présence évanescente par des photographies qui feront plus tard l’objet d’expositions.
«Mauvais élève». Avant de devenir «l'homme invisible», comme on le surnomme, ou «l'homme caméléon», comme il aime à se définir, Liu Bolin, né dans la province du Shandong en 1973, est d'abord un maître de la sculpture. Il a décroché ses diplômes universitaires dans sa région natale en 1995. Encarté, en tant qu'«excellent artiste», au Parti communiste, il s'en est vite fait exclure, car «mauvais élève». Certaines de ses sculptures de paysans, d'ouvriers ou de soldats étaient jugées caricaturales par le régime.
Pour Liu Bolin, l’origine de ces performances mimétiques n’a rien de ludique. Le déclencheur fut la destruction de son atelier et de ceux de ses camarades de Pékin, situé dans le Suojia Village International Arts Camp, un quartier de la banlieue de la capitale, qui comptait une centaine d’artistes. Cette opération eut lieu, le 16 décembre 2005, dans le cadre du réaménagement de la ville en vue de l’accueil des JO de 2008, et au prétexte que les bâtiments n’étaient plus aux normes. Les autorités chinoises rasaient des quartiers entiers de la ville, expulsant sans ménagement leurs habitants. Un motif qui camouflait une volonté bien plus politique, cette génération de jeunes artistes n’étant pas regardée d’un bon œil par le gouvernement. Le même motif sera invoqué pour la destruction de l’atelier d’Ai Weiwei à Shanghai, en 2011. Liu Bolin y assista, impuissant, à l’époque.
En signe de protestation, certains brûlent leurs sculptures. Liu Bolin a choisi la photo et la performance. Il réplique au choc par sa première création personnelle : il est peint à l'image du chaos qui l'environne. Il se confond avec le toit en tôle ondulée détruit, au milieu des gravats, des briques. Seul contre le système, invisible. Ce sont les prémices de sa fameuse série Hiding in the City («Se cacher dans la ville»).
Concept. Par ces disparitions, l'artiste entend ainsi protester contre les méfaits de la société chinoise : les problèmes sociaux, la pollution, l'insécurité alimentaire, l'absence de liberté d'expression… Celle-ci le touche et lui importe, c'est pourquoi il a choisi de mêler une de ses œuvres à un extrait de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, lors d'une performance réalisée en collaboration avec l'artiste Alexis Rero, à la galerie Backslash à Paris (IIIe arrondissement), en 2013. Les mots de l'extrait de la déclaration sont rayés d'une ligne, selon la marque de l'artiste français. Il va décliner le concept de Pékin à Venise, en passant par Paris ou New York.
Liu Bolin apprivoise tous les environnements qui l'entourent à la perfection en ciblant toujours des sujets qui le touchent ou le fâchent. Jusqu'au 23 mai, il expose ses nouvelles œuvres à la galerie Paris-Beijing, issues de sa dernière série, Target (lire ci-contre) commencée il y a deux ans à Bogotá, dans laquelle il n'apparaît pas ou presque pas, travaillant depuis essentiellement avec des locaux pour générer plus encore d'émotion, car, dit-il, «ma seule personne ne suffit plus».