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Libération
Critique

Ecarts d’identités

Des clichés de passeports avec retouches apparentes de l’Italien Filippo Patrese aux collages mémoriels de l’Indien Sushant Chhabria, le portrait effectue un retour remarqué au festival de Hyères.
Trois «Travellers» de la série «In Loving Memory of», de l'Indien Sushant Chhabria. (Photos Sushant Chhabria)
publié le 29 avril 2015 à 17h16

Dans le meilleur des cas, ce qui se joue à Hyères, dans la sélection des dix jeunes artistes, ce n'est pas de la photographie, mais de l'image, tout simplement. Quelques-uns des jeunes gens invités à présenter leur travail prouvent que le questionnement autour du capharnaüm visuel actuel ne s'est pas arrêté avec Barthes, que certaines propositions permettent de comprendre quelque chose à la question «C'est quoi, une image d'aujourd'hui ?». En gros, d'y voir clair. Peut-on rendre compte d'une «tendance», ce mot atroce, ou d'un axe, face à cette sélection de dix jeunes photographes ? S'il fallait en retenir un, ce serait sans aucun doute la résurgence de l'art du portrait, la réapparition de l'individu dans le cadre de l'image. Le narcissisme corollaire de l'ère numérique n'est peut-être pas très éloigné de ce retour. Que se passe-t-il quand un photographe jeune, biberonné à l'iPhone, qui sait manier Instagram ou Tumblr et consulter les notices Wikipédia de tous les peintres classiques, se met à travailler autour du portrait ? C'est à cette question que répondaient deux candidats sélectionnés à Hyères : Filippo Patrese, Italien de 32 ans, et Sushant Chhabria, Indien de 27 ans.

Masque. Le premier, diplômé d'architecture, présente sa série «Corrections», des grands formats en noir et blanc sur lesquels apparaissent des visages comme tracés à la craie blanche, des formes fantomatiques. Les légendes sont obscures : #22726 Agosto 1973 ou #31892 Ottobre 1984. Avec cet ensemble, Patrese fait de la citation un geste artistique. Le jeune homme a récupéré les immenses archives de son beau-père, qui était le photographe local d'une toute petite ville italienne, en charge de réaliser les portraits pour les passeports ou cartes d'identité depuis les années 40 jusqu'au début de la décennie 90. En scrutant les images, Patrese a vu que, sur le dos des négatifs, des marques avaient été faites au crayon à papier et à la «mattoléine», une substance qui lisse l'image. «Il y avait deux photographies d'un même homme. Sur l'une, il était plus beau et plus jeune que sur l'autre. C'était de la retouche avant l'heure, pour faire plaisir au client. Grâce au crayon, les visages s'amélioraient, les boutons ou les rides disparaissaient», dit-il, citant l'Art de retoucher les négatifs photographiques, essai publié en 1891 par C. Klary sur «les chevaliers du crayon». Patrese a construit un dispositif, une petite chambre dans laquelle il a installé le négatif, l'a éclairé pour faire apparaître ce masque dessiné par l'artisan, avant de photographier le tout avec un appareil numérique. Ce qui apparaît dans l'image n'est donc qu'un jeu de lumières, une mise en scène d'un geste très ancien. Un saint suaire qui n'a rien d'artistique mais qui, au contraire, est très banal. Toute la modernité de cette série se niche dans la récupération de ces archives qui sont l'illustration même de l'ordinaire. «Ces visages sont moins ceux de fantômes que les portraits inversés de gens oubliés, et probablement décédés, qui ne savaient pas que, sur leur carte d'identité, se cachaient des masques aussi étonnants. On passe notre temps à façonner un être imaginaire qui collerait à notre image publique. C'est de la cosmétique.» Maquillage et image ne sont pas très éloignés. La preuve, depuis quelques années, l'entreprise japonaise Fujifilm a recyclé sa maîtrise technique du travail avec les pellicules dans la production de crèmes de beauté. Avec «Corrections» et ces visages qui rappellent Modigliani ou Bacon, Patrese prouve l'évolution du rôle du photographe. Ce n'est pas simplement l'action d'appuyer sur un déclencheur, mais la mise en scène d'un système visuel, fait de récupérations d'images anciennes, qu'il s'agisse d'influences lointaines ou, plus concrètement, de négatifs.

Série «Il Loving Memory of» de Sushant Chhabria. Photo S. Chhabria

Composite. C'est une forme de coïncidence heureuse, et évidemment révélatrice des questionnements actuels, qui fait cohabiter l'Italien et Sushant Chhabria. Photographe de mode installé à Bombay, qui a la particularité de s'habiller tous les jours en une seule couleur (un ensemble jaune safran vendredi, puis orange vif le lendemain), le jeune homme expose In Loving Memory of. Sur une étagère sont déposés des petits cadres dans lesquels apparaissent des portraits d'anonymes, de la taille d'une photo d'identité. Pendant un an, Chhabria a découpé les images des notices nécrologiques des journaux indiens. Il a découpé cette masse, a collé les yeux de l'une sur le nez de l'autre, la chemise sur le corps, etc. Dans chaque image peuvent cohabiter jusqu'à dix bouts de personnes différentes. Les individus créés sont des «travellers», des voyageurs. Le photographe donne au visiteur une lettre sur papier rose, où il écrit : «Ces visages, je les ai peut-être vus dans cette vie, ou dans la précédente, je ne suis pas très sûr. Quoi qu'il arrive, prévenez-moi si vous les rencontrez.» Il s'est lui-même représenté dans l'un de cette vingtaine de portraits, où se croisent des personnes âgées, des jeunes adultes ou des bambins. Au ciseau et à la colle, puis avec Photoshop «pour mieux unifier les éléments ensemble», Chhabria tire le portrait d'humanoïdes imaginaires, pas très éloignés des êtres que l'on façonne dans le jeu vidéo Sims ou l'application chinoise pour iPhone qui fait fureur en ce moment MyIdol (Libération de mardi).

Chacun dans son coin - l’un plus clinique, l’autre plus émotif -, tous deux travaillant au numérique comme un joli pied de nez aux technophobes, Patrese et Chhabria puisent dans diverses archives qu’ils retournent ou détournent. Ainsi, ils affirment qu’une image n’est contemporaine que lorsqu’elle est composite, faite de nombreuses couches. Aux photographes de jouer le rôle d’archéologues de l’imaginaire.