Combat de femmes ou jeu amoureux ? Quand on prend le temps de regarder cet emboîtement instable, l’attelage semble foireux. La fille au beau visage, lèvres pulpeuses, formes généreuses et tresses bicolores balance sa jambe en avant comme une boxeuse thaï. Elle s’arrime à sa copine qui retient son pied à la sandale rose. Pose inhabituelle dans la vie de tous les jours. Le couple, en déséquilibre, menace de se vautrer dans la seconde. Quelle folie, quelle danse, quelle défonce - ou les trois en même temps - habite les corps des deux jeunes femmes sous l’œil placide du garçon sur la gauche ?
Nous sommes à Kampala, la capitale de l’Ouganda, où le photographe italien Michele Sibiloni a élu domicile depuis 2011. Né à Parme en 1981, il est désormais installé au cœur de l’Afrique et traîne la nuit dans Kabalagala, le quartier des bars à Kampala, ou à Namuwongo, fréquentant le Sky, un bar où l’on joue au billard.
Dès ses premières semaines en Ouganda, Michele Sibiloni a été happé par la perdition nocturne. A l'époque, il n'avait pas beaucoup d'argent ni de renommée, et prenait donc le temps de s'égarer. «Je crois que j'ai été dans tous les coins de la ville. Peu importait le jour de la semaine. J'étais à fond dans cette exploration et plus je faisais de photos, plus j'étais accroc et obsédé. La seule règle que je m'imposais était de n'en avoir aucune. Mon but était de me libérer des schémas du photojournalisme… Je voulais des images reliées à ma vie et à mes expériences propres. Après sept mois, j'ai compris que je tenais quelque chose.»
Drogué à la fureur des rues de Kabalagala, aussi décrit comme «un Tijuana sous acide», il a documenté cet empire du vice où se croisent touristes éméchés, locaux pompettes, vagabonds ivres, vendeurs d'herbe, flics, voyous, employés d'ONG, exorcistes… et filles délurées. Tout a commencé le soir où il a croisé un garde de nuit muni d'un arc et d'un os. Déclic hallucinatoire. Sous-payés (un à deux dollars par jour) pour protéger banques et magasins, ces ascari, vigiles normalement affublés de fusils, sont les premiers bourrés en soirée. Celui équipé d'un arc était visiblement trop dérangé pour se voir confier des balles réelles.
C'est ce paradoxe insensé qu'a capté Michele Sibiloni dans Fuck It («rien à foutre»), le recueil de ses clichés délirants et inédits. «J'aime qu'il y ait une tension dans l'image. Elle arrive quand je photographie d'une façon totalement instinctive. Approche-toi, regarde le sujet dans les yeux et shoote sans aucune interaction. C'est devenu ma formule pour Fuck It, et je crois que cette tension se voit dans tout le livre.» Le délicat titre de cette berlue visuelle a été choisi grâce à un tatouage entraperçu sur la jambe d'une fille. Il représente un phallus et l'inscription Fuck It.