Pékin de notre correspondante De loin, on croirait apercevoir un équilibriste. Balançant les épaules de droite à gauche, utilisant une vieille poussette d'enfant pour se stabiliser, madame Wang Shuzheng, 76 ans, vient d'effectuer, comme tous les jours à 5 heures du matin, sa promenade hésitante dans les ruelles encore peu animées de la vieille ville. Sous son pantalon très large apparaissent, tels des moignons, deux minuscules pieds chaussés de feutre noir, totalement disproportionnés par rapport au reste du corps. D'autres silhouettes se découpent dans la lumière du petit jour, avec la même démarche chaloupée. Dans une sorte de pudeur, afin de ne pas exhiber leur souffrance, ces vieilles «femmes aux petits pieds», dernière génération victime des mutilations que pendant plus d'un millénaire les Chinois ont prétendu esthétiques, préfèrent sortir à l'aube, loin des regards et de la chaleur.
A la mi-journée, sereine dans sa masure aux fenêtres de papier journal, madame Wang recoit sa famille. Posé à même le sol de ciment, un grand lit occupe les deux tiers de la maison. La vieille femme verse de l'eau chaude sur des feuilles de thé servies dans des bocaux en verre. Un sourire passe sur son visage lisse au teint cuivré. «Tu es bien heureuse de pouvoir courir où bon te semble, dit-elle en prenant le bras de sa belle-fille. Heureusement que Mao a libéré les femmes de cette terrible tradition des petits pieds!»
«Nouvelle lune.» Madame Wang aurait dû échapper à la coutume qui voulait