Le kiosque à musique, accroché sur les hauteurs du Bosphore, est habillé de vert pistache. Le jour décline, et les cargos étirent leurs flancs tachés de rouille pour passer la nuit sous une couronne de lumière. Dans la ville, les minarets illuminés attirent la ronde des mouettes qui font monter les prières vers le ciel. Il est temps pour les mille petits métiers d'Istanbul de laisser la place et de plier leurs étals. Comment ne pas aimer cette ville, ses tables en plein air de Beyoglü, les pêcheurs du pont de Galata, sa population aux allures si spontanées?
Vahé a quitté l'Arménie depuis deux ans, faute d'y pouvoir exercer son métier de psychiatre ni aucun autre. Un émigré économique, enfant de Brejnev encore émerveillé que Tania, son épouse, gagne 250 dollars par mois en faisant des ménages: un pactole. Il ironise sur le drapeau rouge à la lune à la place du marteau. Les écoliers en uniforme, au crâne rasé, qui se mettent au garde-à-vous pour chanter l'hymne national à tout bout de champ, les bustes et statues d'Atatürk, il connaît. Vahé estime que l'URSS a enfin tué le père, alors que la Turquie, retranchée dans sa désuétude, a peur d'entrer dans la modernité. Sans parler de cette armée qui a tous les pouvoirs, tire toutes les ficelles en maintenant la population dans un infantilisme qu'il a bien connu. Par qui remplacer le père? C'est la lancinante question des couches moyennes affolées par une inflation de plus de 100 % en un an, qui scrutent chaque matin les cours du dol