1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans au fil d’un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, une rencontre en 2009, avec une ancienne braqueuse.
«Il y a trois espaces dans ma vie où se trouvent des gens que j’aime : la France, le Mexique et ce pays lointain qu’est la prison.» Au fond du café de l’Industrie, aux deux issues, du côté de Bastille à Paris, Hélène Castel retrouve à 49 ans le bistrot de ses 20 ans. Attrayante mais pleine de retenue, la femme brune toute en noir a trois pays mais également deux identités, qu’elle a portées chacune vingt-quatre ans.
Le 12 mai 2004, au commissariat de Veracruz, Florencia Rivera Martín, thérapeute à Jalapa, décline son état civil mexicain et n’en démord pas. Les policiers la prennent pourtant pour une Française en fuite depuis 1980. «Je ne peux me résoudre là, devant un étranger, à abandonner l’identité précieuse que j’ai mis tant d’années à me forger», écrit-elle dans Retour d’exil d’une femme recherchée. Tout à coup, une image étalée sur un bureau lui saute aux yeux : «Une photo de moi à 20 ans avec mon véritable nom dessous, Hélène Castel. Ça m’a fait une sacrée impression. C’était vraiment une rencontre, des retrouvailles.» Elle avait oublié jusqu’à sa signature. Mais les flics français, eux, ne l’avaient pas oubliée. Rattrapée et enfermée, Florencia Rivera Martín sait qu’elle doit ajourner le déjeuner de quesadillas prévu le dimanche suivant avec sa fille de 17 ans pour lui livrer son secret. Elle lui a fixé ce rendez-vous car ce jour-là, enfin, son crime sera prescrit : «Ma fille savait juste que j’avais fui la justice de mon pays il y a vingt-quatre ans, après avoir fait une grosse bêtise.» Florencia Rivera Martín n’a pas eu le temps de lui révéler «l’accident de jeunesse» d’Hélène Castel.
Fille d’intellectuels bourgeois, gauchistes et humanistes, elle a grandi seule, «repliée sur [elle]-même», entre une mère psychiatre et un père sociologue trop occupés ailleurs pour s’occuper d’elle. Mais elle les aime trop pour le leur reprocher : «Mes parents mettaient leurs engagements professionnels et sociaux devant. C’est ce qui m’a construit, même si j’ai eu du mal à trouver ma place vers 18-20 ans.» Pudique et discrète, elle a du mal à répéter des phrases qu’elle a pourtant écrites. Soucieuse du droit à l’oubli pour ses compagnons de 1980 et du respect de l’anonymat pour les proches qui l’ont aidée, Florencia-Hélène a appris à peser ses mots et à manier l’art de l’ellipse. Ce n’est qu’à la fin de son livre qu’elle se confie sur «le vide de [son] enfance isolée», et son renoncement, toute petite, «à être protégée». Ainsi, dès l’âge de 6 ou 7 ans, elle part et revient de l’école seule, sans petit-déjeuner et sans claquer la porte, «pour ne pas réveiller les parents qui dorment». Un soir d’hiver, son cartable à la main, elle croise un «monsieur qui ouvre grand son imper et montre son pantalon ouvert». Elle court affolée se réfugier dans sa maison vide et attend sa mère, recroquevillée dans sa chambre : «Mais quand Maman arrive, elle est pressée. Vite, préparer le dîner. Je lui raconte. “Il t’a touchée ?” “Non.” On passe à autre chose. Plus tard, elle fera un commentaire sur la misère sexuelle, les gens déboussolés», écrit Hélène Castel. Elle excuse ses parents qui, eux, «à 6 ou 7 ans, ont vécu la guerre et restaient dans l’idée qu’à cet âge-là, on se débrouille». La fille de l’éminent sociologue et professeur Robert Castel a longtemps détesté l’écriture, qui lui volait son père : «Face à l’encre, au papier, face à mon père en plein travail, je n’avais plus de place. Je passais silencieuse, telle un fantôme diaphane […] Ce don d’effacement est devenu mon art», lit-on sous la plume d’Hélène Castel, maintenant qu’elle s’est «enfin approprié les outils légués» par son père.
Calendrier de l'Avent
A la fin des années 70, «dix ans après Mai 68 et dix ans avant la chute du mur de Berlin», Hélène Castel déserte les amphis de la fac d’histoire, habite des squats expulsés les uns après les autres, croit à l’autogestion et à la contestation sociale, prend des psychotropes, quête un idéal impossible : «La défaite cuisante de toutes nos utopies – génération perdue face à un individualisme qui s’annonçait féroce – me laissait démunie. Il me fallait partir […] Je nageais en plein romantisme», écrit-elle. Pour «sortir du marasme et larguer les amarres», elle adhère au «projet insensé» d’aller voler de l’argent dans une banque. Avec des armes. Inconsciente du danger, Hélène Castel se retrouve avec six jeunes gens à dévaliser la BNP de la rue La Fayette à Paris, le 30 mai 1980. Elle tient en respect employés et clients au fond de l’agence, un revolver au poing, «paniquée». A la sortie, la police les attend. Fusillade. Un ami surgit en mobylette et la sort du bourbier. Métro, taxi, elle rejoint son appartement et reste tétanisée pendant des heures. Elle finit par allumer la radio et apprend qu’un garçon de la bande a été tué : «Je suis devenue comme un glaçon.» Les autres sont arrêtés. Elle les abandonne, part aux Etats-Unis. Ainsi disparaît Hélène Castel.
Florencia Rivera Martín réapparaît au Mexique, apprend la sérigraphie, aide paysans, pêcheurs et femmes indiennes à commercialiser leurs produits, rencontre un artiste peintre cubain, a une fille avec lui en 1986, qu’elle élèvera seule. Quand son père Robert Castel lui rend visite au Mexique, elle explique à sa fille qu’il s’agit de son parrain. Devenue psychothérapeute, elle a mis des mots sur son acte «déjanté, violent et dangereux», mais doit les ravaler : «J’ai dû occulter ce dérapage, cet accident de parcours, ce délit dont je ne pouvais parler, et du coup mes origines. Mais je me suis gardée des racines en France. J’ai dit que j’étais née au Mexique mais que tout bébé, j’étais partie vivre en France.» Elle a le mal du pays mais donne le change. Plus elle prend de l’âge, plus la nostalgie la submerge. Ayant été condamnée à la perpétuité par contumace en 1984, l’exilée attend la fin des vingt années qui vont effacer la peine pour rentrer sous sa fausse identité. «C’était un soulagement symbolique», dit-elle. Elle se croit «oubliée» depuis au moins dix ans. Mais c’est compter sans la nouvelle brigade de recherches des fugitifs, montée par Nicolas Sarkozy, qui l’a traquée et démasquée juste avant la prescription. Alors, ce fut la prison, trois mois au Mexique puis un an en France. Pour donner de l’envergure à cette belle prise, la justice la taxe alors de terroriste liée au groupe Action directe. Cataloguée «prisonnière politique» à Fleury-Mérogis, elle décide de «reprendre [son] nom» et de «réintégrer [son] histoire». Aussi généreuse et ouverte aux autres en détention qu’en exil, la détenue bénéficie de soutiens énormes, de lettres louangeuses, et remplit des pages d’écriture pour préparer ses interrogatoires chez le juge et son procès d’assises : «Quoi dire ? Que taire ? Comment se poser, déposer, montrer qui on est, rester authentique sans tout livrer ? C’est terriblement complexe», dit-elle.
Devant la cour d’assises, en janvier 2006, Hélène Castel n’a été condamnée qu’à deux ans de prison avec sursis pour ce hold-up de jeunesse : «Si ce procès a pu avoir ce résultat, c’est parce que j’avais vécu la réinsertion et pu me reconstruire avant. J’aimerais aider les gens en détention préventive à préparer ainsi leur défense avant leur procès.» Thérapeute à Paris, Hélène Castel lit des textes sur scène, Femmes de parloir, et cultive à l’envers la nostalgie. Du Mexique.
Hélène Castel en 7 dates. 27 juillet 1959 Naissance à Amiens. 1979 Vit en squat dans le XXe arrondissement de Paris. 30 mai 1980 Braquage d’une BNP. Fuite au Mexique. 1986 Naissance de sa fille. 12 mai 2004 Arrestation à Jalapa. Emprisonnement. 6 janvier 2006 Condamnée à deux ans de prison avec sursis pour vol à main armée. 5 février 2009 Retour d’exil d’une femme recherchée (Seuil).
Making-of: «Moi aussi, j'ai fait pas mal de conneries…»
Cette histoire l’avait «frappée», à bien des égards. D’abord par ses aspects rocambolesques: Hélène Castel, condamnée en 1984 à perpétuité par contumace pour un braquage, a été rattrapée par la police française en 2004, quelques jours à peine avant que ne soit levée la prescription, alors qu’elle avait refait sa vie au Mexique, sous un nouveau nom: Florencia Rivera Martín. «Elle avait passé vingt-quatre ans pile sous chacune de ses deux identités. Et moi, j’ai jonglé avec, parce qu’elle était comme ça. Elle avait totalement refait sa vie, au point qu’elle ne reconnaissait pas son ancienne signature. Parfois, des mots lui venaient en espagnol, quand elle parlait de sa fille ou du Mexique», se souvient Patricia Tourancheau. A l’époque en charge de la rubrique police-justice et de la grande criminalité, la journaliste avait signé en 2005 un long récit sur l’Office central des personnes recherchées, service de police lancé par Nicolas Sarkozy en 2004, et chargé de remettre la main, entre autres, sur Hélène Castel. «Ils essayaient notamment de retrouver Pierre Conty, un tueur qui avait sévi en Ardèche dans les années 1970», rembobine Patricia Tourancheau. Au milieu de tout cela, Hélène Castel faisait figure de «braqueuse d’un jour», pas très difficile à attraper, et à l’égard de laquelle la journaliste a nourri une forme de tendresse, si ce n’est de compassion: «J’ai eu de la peine pour elle. Et puis on a le même âge, et plus jeune, j’ai fait pas mal de conneries. Une part de moi a pensé que j’aurais pu me laisser embrigader dans une histoire de ce type.»