Elles sont en rade sur un bout de wharf décrépi, des sacs trop chargés de trois fois rien, des regards noyés de désarroi. Voilà deux jours que ces trois filles dorment à même le sol souillé par les restes de marché, dans l'attente d'un bateau pour Jérémie, à douze heures au sud-ouest de ce qu'un vendeur de mangues appelle «Ground Zero». «Je veux rentrer là où je suis née, dit Eva, 18 ans. Mais ils ont fait monter les prix à 500 gourdes [10 euros], on ne les a pas. C'est injuste.» Les Nations unies évaluent à 130 000 les personnes prêtes à fuir Port-au-Prince ; l'Agence américaine pour le développement international à 200 000.
Aussi massif que sa barbe poivre, Petit Frère Renoux patiente ainsi, au milieu des coups de klaxon assourdissant, dans une station routière. Direction Cap-Haïtien, dans un tap-tap peinturluré d'un «Jésus vous sauvera» ; dix heures de route, loin de «cette cité maudite». Il maugrée : «La ville est remplie de cadavres. Elle est un royaume de zombies, elle ne survivra pas.» Deux résidents américains qui patientent dans un bus pour Saint-Marc veulent, eux, fuir «l'insécurité, les pillages, la nuit, dans les camps» de fortune ; échapper «aux chars» américains qui «patrouillent façon Afghanistan».«Rester ici, c'est se perdre», ajoute Martine Peuchant, qui fuit vers la campagne, un simple sac à la main. Cette institutrice a vu tout s'écrouler autour d'elle : son travail, sa maison, des proc