La prison d’Abou Ghraib a semble-t-il fait date dans l’histoire de la photographie, inaugurant un genre nouveau : l’autoportrait du geôlier. On a donc, à juste titre, souligné l’identité de genre entre les clichés d’Abou Ghraib et ceux de la jeune Israélienne éternisant, sur Facebook, ses souvenirs de soldate. Mais outre l’identité de genre, ce qui doit nous arrêter, c’est l’abîme qui les sépare.
Dans les clichés d’Abou Ghraib, le geôlier pose en maître des supplices. Les prisonniers sont nus, encagoulés et leurs tortionnaires les font ramper, les entassent les uns sur les autres, entre-noués tels des corps sans visage, sans pattes, réduits non tant à l’état de bête qu’à l’état de chose, obscène, phallique : la chose du maître des lieux. Le discours de l’Amérique de Bush, ses représentations, sa morale ont ainsi buté sur ces photographies comme on bute sur quelque réel, sur quelque trou sans fond. En guise de croisade contre le mal, ce que donnait à voir cette Amérique, c’était donc rien d’autre que ça : un maître qui impose sa loi au monde, autrement dit un maître de la jouissance, cynique, obscène, impitoyable. Conclusion de l’histoire : sous le voile pudique de la loi morale, un geôlier américain agite sa baïonnette. Kant avec Sade, comme écrivit Lacan.
Rien de tel, en revanche, dans les clichés de la soldate israélienne. On y voit des prisonniers, certes, mains liées et yeux bandés, mais ils sont assis, ils sont vêtus, et ne posent pour personne et pour rien ; ils attenden