Mais quelle mouche a piqué Desmond Tutu ? On a rarement vu le prix Nobel de la Paix, qui fête aujourd’hui ses 80 ans, pousser une si grosse colère. «Nous prierons comme nous avons prié pour la chute du gouvernement de l’apartheid. […] L’ANC a une large majorité. Mais Moubarak avait une large majorité. Kadhafi avait une large majorité. Faites attention ! Je vous mets en garde ! Faites attention», a-t-il dit mardi 4 octobre 2011, furieux que le dalaï-lama ait annulé son voyage au Cap. Le chef spirituel tibétain devait participer à trois jours de festivités pour l’anniversaire de Tutu. Mais comme en 2009, il n’a pas obtenu son visa. Pretoria a cédé aux pressions de la Chine, qui vient de signer un contrat de 2,5 milliards de dollars (1,8 milliard d’euros) d’investissements en Afrique du Sud.
«Quel que soit le pouvoir en place, Tutu n’a jamais eu peur de dire ce qu’il pensait, explique Yasmin Sooka, qui a siégé avec lui au sein de la commission Vérité et Réconciliation, chargée de faire la lumière sur les crimes de l’apartheid. Ses relations avec l’ANC, dont il n’est pas membre, ont souvent été tendues.» En 2004, il s’en était pris à Thabo Mbeki à une époque où presqu’aucun noir n’osait critiquer le Président. Il avait dénoncé ses vues hétérodoxes sur le sida, sa complaisance à l’égard du président zimbabwéen Robert Mugabe, la centralisation du pouvoir, la course à l’enrichissement personnel et la persistance d’une extrême pauvreté. A l’époque, Mbeki avait rétorqué que Tutu «ne respectait pas la vérité» parce qu’il était hors du coup.
Au fil des années, «the Arch» est apparu de plus en plus déçu par l’évolution de son pays et l’ANC : «Nous imaginions que notre idéalisme et notre altruisme seraient automatiquement transmis à l’époque postapartheid et nous sommes surpris de voir la facilité avec laquelle nous semblons les avoir oubliés», avait-il déclaré après le premier refus de visa au dalaï-lama. En 2009, lors d’élections, écœuré par l’abandon des poursuites pour corruption contre le futur président Jacob Zuma, il avait même hésité à voter : «Ce n’est plus chose évidente de voter pour l’ANC et il faut prendre des décisions à contrecœur.»
Ce dernier coup de sang de Tutu a suscité une avalanche de réactions de soutien, et parfois, de consternation. Certains l’accusent de mépriser les intérêts de la majorité noire, qui a besoin des emplois créés par la Chine. A 80 ans, Tutu continue d’être indigné :«C’est difficile de se taire !»
Mise à jour : article republié dimanche 26 décembre à l’annonce de la mort de Desmond Tutu.