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Libération
TRIBUNE

J’aurais aimé que ma mère refuse de se laisser traiter de «cafard»

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par Annick Kayitesi-Jozan, Ecrivaine
publié le 24 novembre 2013 à 18h06

Il y a près de vingt ans, j’avais 14 ans, j’ai tout perdu. C’était dans une petite ville au sud du Rwanda, au printemps 1994. Ma famille, assassinée, mes amis, assassinés, mes voisins, assassinés. Quel crime avaient-ils commis ? Aucun. Ils ont été tués pour ce qu’ils étaient, simplement. Leur seul crime fut de naître différents.

Qu’ils me pardonnent tous, que ma mère me pardonne de ce que je m’apprête à écrire. Leur crime a aussi été d’accepter que leur différence soit le sujet de toutes les haines. Face à la haine, ils ont courbé l’échine, et baissé les yeux de plus en plus bas. Certes, cela ne s’est pas fait du jour au lendemain. Il a fallu une longue et terrible guerre des mots pour nous réduire à la fatalité.

Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours entendu les miens être traités de cafards sans que cela m’étonne. On, le plus grand nombre, nous a réduit, nous la minorité, à l’état animal, nous étions des cafards. L’enfant que j’étais n’a jamais eu la moindre idée que cela pouvait être grave de n’être plus dans les yeux de l’autre, de son voisin, de son camarade d’école qu’un simple cafard. Je n’ai pas réalisé que l’autre s’était arrogé le droit de me mettre au ban de l’humanité.

J’aurais aimé que ma mère me dise que je n’étais pas un cafard, j’aurais aimé que ma mère refuse de se faire traiter de «cafard».

Un de mes oncles fut gravement agressé. Ses agresseurs lui dirent : «Retournez chez vous en Ethiopie.» Je l'entendais rapporter l'injonction sur son lit d'hô