[Tout juste réélu, le président tchadien Idriss Déby est mort ce mardi des suites d’une blessure subie lors de combats contre des rebelles. Nous republions article de 2014, analysant comment il s’était rendu indispensable aux yeux de la France après avoir participé aux opérations militaires contre les jihadistes dans le nord du Mali en 2013.]
Donné pour mort politiquement - et même physiquement - à plusieurs reprises ces dernières années, le président tchadien, Idriss Déby Itno, est devenu en quelques mois le premier partenaire de la France en Afrique. Après avoir participé activement aux opérations militaires contre les jihadistes dans le nord du Mali début 2013, le Tchad s’est en effet imposé comme l’interlocuteur privilégié de Paris pour sortir de l’impasse en Centrafrique. Malgré sa forte implication et son rôle pour le moins ambigu sur place.
Depuis la mi-décembre, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, a vu Déby à trois reprises. «On a mis en place une sorte de téléphone rouge entre les deux hommes, confie-t-on dans l'entourage du ministre. On a compris qu'aucune solution militaire n'était envisageable sans solution politique au préalable, et Déby a un rôle fondamental auprès de ses pairs à ce niveau-là.»
Pompier pyromane. Ces efforts ont débouché, le 10 janvier, sur un sommet extraordinaire des pays d'Afrique centrale à N'Djamena. C'est dans la capitale du Tchad que Michel Djotodia, l'ex-président par intérim en Centrafrique, a officialisé sa démission, sous la forte pression des pays de la région, en concertation étroite avec Paris. Pour entériner cette décision, les membres du Parlement de transition centrafricain ont même été amenés au Tchad dans un avion spécialement affrété par N'Djamena. Jamais, sans doute, Idriss Déby n'avait autant mérité sa réputation de faiseur de rois à Bangui. «On n'a même pas pris la peine de sauver les apparences», estime Marielle Debos, spécialiste du Tchad (1). Car Déby apparaît à bien des égards comme un pompier pyromane en Centrafrique. Il y a dix ans, il avait soutenu la prise du pouvoir par le général François Bozizé à Bangui. Dix ans plus tard, c'est encore Déby qui permet à la Séléka de chasser ce même Bozizé en ne s'opposant pas à la progression des rebelles venus du Nord, qui comptent dans leur rang «un tiers de mercenaires tchadiens», selon une source bien informée. «La Centrafrique, c'est un peu le petit frère turbulent aux yeux de ses voisins», dit un responsable à Paris. Pour le Tchad, c'est aussi une affaire de sécurité : N'Djamena veut éviter que ce pays largement désertique et en mal d'autorité ne devienne la base arrière de groupes rebelles ou terroristes.
La Séléka, note Marielle Debos, est passée à l'action en mars 2013, au moment où tout le monde avait les yeux rivés sur le Mali. La force Serval, aidée justement par les troupes tchadiennes, menait alors son offensive victorieuse dans le Nord contre les jihadistes. «C'est là que la crise actuelle s'est nouée en Centrafrique, estime la chercheuse. A Paris, on a laissé faire le Tchad, considérant que Déby allait régler le problème, et on s'est réveillé à l'été, tardivement.» Au vu de la dégradation accélérée de la situation sécuritaire et humanitaire dans son ex-colonie, Paris envisage alors comme inéluctable une opération militaire limitée pour éviter une guerre civile aux relents confessionnels. Ce sera l'opération «Sangaris», lancée début décembre après le vote d'une résolution au Conseil de sécurité des Nations unies. «En débarquant, on gêne un peu Déby, reconnaît-on à Paris, notant la porosité qui existe entre le contingent tchadien déployé au sein de la Misca (la force panafricaine déployée sur place) et les éléments tchadiens de la Séléka. Mais quand certains responsables à Bangui ont évoqué une possible sécession du Nord, Déby a compris que sa créature était en train de lui échapper.» Impossible, pour le président tchadien, de courir le risque de voir se créer une zone grise incontrôlable à sa porte. Déby et Paris se retrouvent pour écarter Djotodia et tenter ainsi de sortir de l'impasse politique à Bangui, qui nourrit dans les rues la violence entre musulmans et chrétiens.
Répression. Mais le recours à la carte Déby est loin de faire l'unanimité, notamment à l'Elysée, dans l'entourage de François Hollande. Quand il était dans l'opposition, le Parti socialiste avait vivement critiqué la dérive autoritaire du régime de Déby et ses violations répétées des droits de l'homme. En 2008, après une énième tentative de coup d'Etat repoussée de justesse à N'Djamena grâce à l'aide discrète de la France, le pouvoir de Déby s'est lancé dans une répression tous azimuts. Une figure très respectée de l'opposition, Ibni Oumar Mahamat Saleh, a disparu : son corps n'a jamais été retrouvé. Paris avait demandé que la lumière soit faite sur cette affaire. Une autre époque.
«Quand on entre dans une partie, on fait avec les joueurs qui sont déjà présents, on ne peut pas les changer», rétorque-t-on au ministère de la Défense. «Il n'y a pas de solution durable en Centrafrique sans le soutien du Tchad, mais était-il nécessaire d'en faire le pivot ?» s'interroge Marielle Debos. «Au Mali comme en Centrafrique, on s'appuie sur Déby, un dirigeant qui ne partage pas les valeurs que nous défendons, déplore un ancien diplomate français. Un jour, les opinions africaines nous en feront payer le prix.»
(1) Marielle Debos (et non Marie, comme écrit par erreur dans l’édition du 22 janvier), est l’auteure du «Métier des armes au Tchad» (Karthala).