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Libération
30 ans, 30 portraits

Kamel Daoud, Bouteflikafka

Ce chroniqueur du «Quotidien d’Oran» s’en prend chaque jour au président algérien qui convoite un quatrième mandat.
Kamel Daoud à Oran, en avril. (Photo Ferhat Bouda. Agence VU)
publié le 15 avril 2014 à 18h06
(mis à jour le 25 décembre 2024 à 8h00)

1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans au fil d’un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, une rencontre en 2014, dix ans avant son prix Goncourt, avec le journaliste algérien devenu écrivain.

Chaque jour, depuis dix-sept ans, dans les pages du Quotidien d’Oran, Kamel Daoud donne au lecteur sa ration de calories littéraires dans un billet intitulé «Raïna Raïkoum» («mon opinion, votre opinion»). Car Daoud peint le pouvoir : c’est son talent. Il raconte Bouteflika et les prévaricateurs du régime : c’est son obsession. Une chronique de 3 500 signes, aussi bien tournée soit-elle, écrite de surcroît en français dans un pays essentiellement de langue arabe, a l’utilité d’un cintre. Mais c’est sur ce cintre que Daoud suspend chaque jour son modèle : le pouvoir algérien, représenté par l’impotence d’Abdelaziz Bouteflika, qui sollicite un quatrième mandat, le 17 avril.

Kamel Daoud, né à Mostaganem, divorcé, deux enfants, vit à Oran et «pour rien au monde» ne quitterait ces escarpements tièdes, cet abîme d’azur et «cette rumeur espagnole».

C’est d’Oran que Daoud, 43 ans, auteur très demandé pour des contributions littéraires qui lui assurent un train de vie bien au-dessus de la moyenne de ses confrères, lutte contre le courant horizontal du pouvoir à coups de palmes. Il avance chaque jour d’un mètre, toujours affleurant les rochers de la censure. Et en fait les frais plus l’échéance électorale avance : «Le journal a peur pour moi, alors il coupe ou met au panier. Mais il a surtout peur pour lui et ses annonceurs qui dépendent du bon vouloir d’un cercle économique proche du pouvoir. Le coup de fil est toujours le même : “Kamel, aujourd’hui, la mer est mauvaise et je ne peux te laisser nager seul à contre-courant du pouvoir.”» Kamel Daoud sait alors que son billet ne passera pas : «Je le glisse sur Facebook et le tour est joué», dit-il en levant les épaules.

Lire Daoud, c’est mieux que de se fatiguer les yeux sur une carte de géographie du pouvoir algérien. Ainsi Daoud donne à voir le délitement d’un pouvoir qui s’arc-boute, «viole l’histoire» et s’enfonce «dans la farce et le néant».

Le portait de l’Algérie par Daoud donne ceci : «Un pays coincé entre le ciel et la terre. La terre appartient aux “libérateurs”, cette caste maudite qui ne veut pas mourir, et qui assure avoir fait la guerre pour nous. Et le ciel est colonisé par les religieux, qui se l’approprient au nom d’Allah. Que me reste-t-il ? Les livres. C’est cette digression littéraire que je poursuis car l’Algérie m’étouffe et pour desserrer cette étreinte, je lis et j’écris.»

Kamel Daoud, fils d’un gendarme, est «le seul enfant de la famille qui a fait des études et les a achevées», explique-t-il. Pour lui, «la lecture a été une longue entreprise de déchiffrement qui dure encore. J’ai appris la langue française, seul. C’est-à-dire par recoupement, dans une famille où personne ne savait lire.» Les livres ? «Jules Verne et l’Ile mystérieuse lue dix fois de suite puis un bouquin sur la mythologie grecque qui m’a bouleversé.» Plus tard est venue «la littérature arabe et musulmane, mais traduite en français», précise-t-il. En fait, jour après jour, Daoud écrit le roman fantôme de l’Algérie avec le désespoir de Cioran, le cinglant de Muray, la cadence de Morand et la pataphysique de Vialatte, «et tout ça fait de moi un Camus heureux».

L’Algérie devient ainsi farce, bizarrerie, sarcasme, appareil d’Etat qui tournoie sur lui-même dans une valse viennoise au-dessus du gouffre, misère sociale, peuple abandonné à la bigoterie et à l’obscurantisme, pays riche d’hydrocarbures à en crever, crimes impunis de la décennie noire, nation hantée par la location coloniale et toujours le spectre de Bouteflika au-dessus de ce pays éreinté, cabossé et pourtant magnifique.

L’Algérie racontée au quotidien par Daoud est un carrosse fantôme conduit à tombeau ouvert «par les bouteflikiens. Ou les bouteflikistes». Kamel Daoud utilise tantôt un néologisme, tantôt l’autre. Il vit de et avec Bouteflika. C’est sa drogue dure, son personnage. Il «tient» son récit, le connaît par cœur sans l’avoir rencontré : «Oui, on peut parler de fascination pour cet homme, un personnage presque littéraire. Ecrire sur un homme comme lui, c’est reprendre chaque jour le récit de mon obsession. Je vis avec lui, il me broie, il est ce double noir que nous avons tous en nous. Je sais comment il fonctionne, comment son cercle fonctionne. J’ai fini par anticiper ses réflexes, lire dans ses pensées, lui reconnaître cette intelligence instinctive, m’incliner devant sa ruse, sa baraka et ce talent de tacticien cruel.»

Lire Daoud, c’est avoir sous les yeux la traduction absolument conforme du texte du pouvoir mais avec un ou deux jours d’avance. «Il est fréquent que des ministres m’appellent et me disent : « Comment as-tu su ? »» Est-ce de la divination ? De la clairvoyance ? «J’ai tellement intégré les réflexes pavloviens du régime qu’on a fini par croire que j’ai une ligne directe avec la présidence, dit-il en souriant. Je dois me tenir à distance. Pas trop loin, sinon je refroidis. Pas trop près, sinon je me brûle.» Pour un confrère d’Alger qui tient dans un quotidien concurrent francophone la charge d’une chronique tout aussi alerte et irrévérencieuse : «Kamel doit faire attention à ne pas apparaître comme une caution du régime.» Lui fait oui de la tête : «C’est un risque et je ne suis pas dupe que le régime peut aussi se servir de moi et dire « voyez l’entière liberté que nous laissons aux journalistes ! Vous voyez bien qu’ils peuvent écrire sur tous les sujets, y compris sur nos turpitudes »», reconnaît Daoud qui a toutefois une assez haute idée de lui-même. «J’ai, comme on dit, une petite clientèle. Je suis lu par les chancelleries, un cercle de francophones et aussi par les gens de l’autre côté : vers la France», fait-il en tendant le bras vers la Méditerranée.

Pour le chroniqueur du Quotidien d’Oran, «il n’y pas que la censure officielle mais aussi les courriers anonymes des islamistes» qui lui reprochent tour à tour d’être un jouisseur, un apostat, de ne pas respecter Allah et de mettre le masque du colon. «Je ne les compte plus, ces courriers», fait-il. «Ce qui rend dingues les islamistes, c’est qu’ils me considèrent comme impie, moi qui connais mieux le Coran qu’eux, et ça, ils ne le supportent pas. Ça les met dans un état de rage terrible car eux aussi je ne les oublie pas dans ce que j’écris.» Dans ces courriers, il est qualifié de «juif» car Daoud, en arabe, c’est David.

Lire Daoud, c’est entrouvrir la porte capitonnée de l’Algérie : «Allah est devant, la France derrière, le printemps arabe à gauche et la décennie noire à droite.» Sa conclusion ? «Peu ou pas d’issues.» Kamel Daoud écrit sur la sclérose du pays en se mettant devant le clavier de son Mac à 13 heures. Il accroche chaque jour le même tableau celui d’une Algérie confisquée, rendue méconnaissable par l’avidité d’une caste et fatiguée d’attendre ce qui ne vient pas : la démocratie. Au fond Daoud, qui se refuse à soutenir «aucun parti, ni aucun candidat», est un grand auteur dramatique qui vit avec le portrait de Bouteflika qu’il reprend chaque jour, sur un châssis de bois.

Kamel Daoud en 6 dates. 1970 Naissance à Mostaganem (Algérie). 1994 Entrée au Quotidien d’Oran pour couvrir les faits divers. 1997 Première chronique. 2001 Premier ouvrage, la Fable du nain. 2013 Meursault, contre-enquête (Actes Sud). 17 avril 2014 Présidentielle en Algérie.

Making-of: «comme les cailloux du Petit Poucet»

Il n’avait à l’époque pas la même aura de ce côté-ci de la Méditerranée. Qui aurait pu prédire qu’il recevrait le prix Goncourt 2024, pour son dernier livre, «Houris»? Au printemps 2014, Kamel Daoud, journaliste et chroniqueur algérien, a publié deux romans, dont «Meursault, contre-enquête», qui lui vaudra le Goncourt du premier roman, en 2015. Il signe alors chaque jour depuis dix-sept ans une chronique très politique dans le «Quotidien d’Oran». «Ce n’est pas qu’il ne ménageait pas le pouvoir, c’est qu’il le fracassait», se souvient Jean-Louis Le Touzet, alors reporter au service Planète de «Libé», qui le rencontre à Oran, dans le cadre d’un périple d’Est en Ouest à la rencontre d'une Algérie en pleine campagne présidentielle – sans grand suspense quant à l’issue. «Ses chroniques étaient comme les cailloux blancs du Petit Poucet pour comprendre un pays au régime autoritaire, mais dans lequel il y a quand même des libertés, notamment d’écriture», rembobine Jean-Louis Le Touzet. Ensemble, ils ont d’abord échangé sous les arcades du centre-ville d’Oran, avant un bout de route en voiture, animé d’une «conversation sympathique, intellectuellement riche, avec quelqu’un de bavard, au débit très rapide», puis un «moment délicieux autour d’une bouteille de vin». De son confrère aujourd’hui écrivain, Le Touzet se souvient du «courage, de la capacité de travail incroyable et des indéniables qualités littéraires.»