La malédiction du projet européen vient en partie, situation paradoxale, d’un succès hors normes. Une preuve que l’Union européenne, contre toute attente et sans aucun précédent historique, a bien fonctionné, c’est qu’une grande majorité la considère comme une évidence ; on oublie donc d’autant plus facilement la difficulté qu’il y a eu à construire ce que nous avons maintenant et l’exception qu’elle représente dans le monde. Ce qui fonctionne bien perd automatiquement tout mérite. Mais il suffit de quitter l’Europe, de se rappeler le temps où elle n’existait pas, le temps où certains d’entre nous n’en faisaient pas partie, pour avoir une idée de ce que nous avons et pour imaginer ce que nous perdrions si le projet que nous appelons «Europe» échouait.
Je crois être bien placé pour adopter cette position. Je suis né l’année de l’instauration du Marché commun, mais le pays où je suis né était encore loin d’en faire partie. Je suis né dans un pays isolé et arriéré, soumis à une dictature militaire et ecclésiastique, où j’ai grandi en prenant l’habitude, comme tout progressiste espagnol, de regarder de l’autre côté des Pyrénées pour trouver les idéaux et les formes de bien-être qui étaient alors inimaginables dans mon pays. Un démocrate espagnol est européen par nature. L’Europe, pour ceux qui construisaient une conscience politique en se révoltant contre la dictature de Franco, était exactement l’inverse de ce que nous avions, et tout le portrait - certes idéalisé, mais pas éche