A la fin du XIXe siècle, l'écrivain cubain José Martí, en exil à New York, écrit une phrase célèbre de la littérature hispanique : «J'ai vécu dans le monstre et j'en connais les entrailles.» Le monstre, c'est les Etats-Unis. Martí meurt de retour dans l'île en 1895, stupidement tué par une balle pendant une bataille de la guerre d'Indépendance : Jonas ne sort pas impunément du cercle de la lampe et de la baleine étoilée. Trois ans plus tard, l'île est délivrée de l'Espagne. Cette liberté, acquise par la lutte d'un peuple et de ses intellectuels, est aussitôt confisquée par les Etats-Unis. Jusqu'en 1959, de dictatures en démocraties avortées, à travers toutes sortes de combats héroïques et d'aléas peu reluisants, Cuba devient le terrain de plaisir, de jeu et d'affaires de son grand voisin, de ses entreprises et de ses mafias. Il est difficile de saisir la portée et les enjeux du «grand rapprochement» actuel, si l'on oublie cette perspective.
Le monstre nord-américain est, pour l'Amérique latine et pour cette grande tête de pont qu'est Cuba, à 90 miles de Key West, un animal double : attirant et repoussant, accueillant et oppressant. Il représente la démocratie, la liberté, la modernité, la puissance, l'enrichissement possible, l'individualisme conquérant, une spiritualité intense grâce à ses écrivains et philosophes. Il représente aussi la toute-puissance, les soutiens aux dictateurs, le colonialisme économique, le puritanisme hypocrite, la solitude motoris