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Libération
Récit

«Ils m’ont promis 15 000 dollars et de faire venir toute ma famille»

Le capitaine du «Blue Sky M» et d’autres réfugiés syriens racontent leur terrifiante traversée. L’UE cherche une réponse aux «cargos fantômes».
Des réfugiés syriens débarquent du cargo en perdition Ezerdeen, vendredi. (Photo AFP)
par Eric Jozsef, Rome, de notre correspondant
publié le 4 janvier 2015 à 19h46

«Cinq mille cinq cents dollars par personne avec des réductions pour les groupes (25 personnes minimum). Hôtel gratuit. Zone de départ indiquée, Mersin.» C'est par une simple annonce sur Facebook, en arabe et partiellement en anglais, que la plupart des 793 migrants ont été avertis de l'embarquement dans le port turc de Mersin du Blue Sky M, cargo récupéré de justesse par la marine italienne alors qu'il fonçait, moteur bloqué, sur les rives des Pouilles.

Débarqués jeudi à Gallipoli, les réfugiés de nationalité syrienne ont depuis été transférés dans des centres d'accueil un peu partout en Italie. Tout comme les 359 migrants arrivés samedi en Calabre à bord de l'Ezadeen, navire à bétail qui dérivait au large. Sur place, à Corigliano Calabro, les sauveteurs ont constaté les conditions terrifiantes dans lesquelles ces migrants ont vécu durant plus de dix jours. Parmi eux, 54 femmes, certaines enceintes, et 74 mineurs, dont Maja, 9 ans, confiée par ses parents à un autre passager. Ou encore Hamzy, 13 ans, qui raconte sa traversée : «Nous sommes partis de Syrie il y a vingt jours. Nous avons parcouru des centaines de kilomètres jusqu'en Turquie. Puis, il y a dix jours, on nous a dit de monter sur le navire. Depuis quatre jours, le pain, les pâtes et les pommes de terre étaient terminés.»

A Gallipoli, les récits de la traversée du Blue Sky M sont tout aussi dramatiques. «A trois reprises, nous avons cru mourir», a confié l'informaticien Aimen, 29 ans, qui était avec femme et enfants. «Je ne voulais pas partir à la guerre. Les types comme moi, Al-Assad les met en première ligne pour se faire tuer.»

Timon. «On reste sans voix, dénonce Carlotta Sami, porte-parole du Haut Commissariat aux réfugiés de l'ONU. C'est tragique d'assister à ce recul en matière de dignité des êtres humains et de civilisation européenne.» Samedi, les dirigeants de l'Union européenne ont promis de réagir. Le commissaire chargé des Migrations, Dimítris Avramópoulos, a promis un «plan stratégique» contre les trafiquants : «Les passeurs trouvent de nouvelles routes vers l'Europe et utilisent de nouvelles méthodes […]. Nous devons agir contre ces organisations criminelles impitoyables.»

Reste que dans le cas du Blue Sky M, le «capitaine» était lui-même un Syrien tentant de fuir l'enfer. Dans les colonnes du quotidien La Repubblica, Sarkas Rani a ainsi indiqué que les organisateurs du voyage lui avaient «promis 15 000 dollars et la possibilité de faire venir toute [sa] famille» s'il acceptait de prendre le timon du cargo, battant pavillon moldave. «Je suis arrivé en Turquie par avion depuis le Liban, où j'étais réfugié, a détaillé cet homme de 36 ans. Là, j'ai été contacté par une connaissance qui savait que j'étais capitaine de navire.»

Une fois monté sur le vieux cargo de 1976, le commanditaire lui demande de faire cap sur le port de Mersin, près de la frontière syrienne. Les candidats au départ affluent par petits groupes. Au bout d'une semaine, près de 800 personnes s'entassent à bord. Les autorités turques laissent faire. De même que leurs homologues grecs lorsqu'une fois les amarres lâchées, Sarkas Rani, qui a «personnellement tracé la route pour l'Italie», demande l'autorisation de s'abriter dans une baie hellénique en raison du mauvais temps. Lorsque le cargo repart pour prendre la direction de la côte du sud de l'Italie, Sarkas Rani bloque la barre et le moteur à une vitesse d'environ 6 nœuds. Puis il descend dans la cale rejoindre les autres migrants. Ce n'est qu'à 5 milles nautiques des côtes que les militaires italiens, déposés sur le pont par hélicoptère, parviennent à éviter que le Blue Sky M ne se fracasse sur les rochers. Rani a été arrêté mercredi. Les autres migrants devraient en principe déposer une demande d'asile en Italie. Mais il est plus probable qu'ils tentent de repartir vers le Nord. «Vers la Suède, Inch Allah», ont ainsi lâché plusieurs réfugiés à peine débarqués à Gallipoli.

Ankara. Du côté de l'UE et des autorités italiennes, on cherche la parade pour éviter la dérive de nouveaux navires aux moteurs bloqués. Rome souhaite notamment faire pression sur Athènes afin que les autorités grecques contrôlent plus efficacement ses côtes. Mais c'est surtout une réaction d'Ankara qu'attendent les responsables italiens et européens. Depuis que le passage à travers l'Egypte a été refermé il y a quelques mois, à la suite de la prise du pouvoir au Caire par le général Al-Sissi, les réfugiés syriens tentent principalement leur chance par la Turquie. Le ministère italien de l'Intérieur a ainsi demandé aux autorités turques «d'intervenir pour arrêter les départs et intensifier les contrôles».

Selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), l'urgence consisterait plutôt à élargir l'opération européenne «Triton», en charge de la surveillance des frontières, afin qu'elle reprenne le contrôle de «cargos fantômes» au large. A la différence de la mission italienne «Mare Nostrum», abandonnée le mois dernier, les embarcations de Triton n'opèrent qu'à 20 milles de la rive. «La priorité est de sauver des vies», insiste l'OIM, pour qui «Triton devrait agir dans les eaux internationales».