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Libération
Interview

«La formation religieuse cache une lutte d’influence entre le Maroc et l’Algérie»

Le monde arabe en ébullitiondossier
Jonathan Laurence, spécialiste de l’islam, revient sur la politique régionale développée par Mohammed VI.
publié le 4 janvier 2015 à 18h26
(mis à jour le 6 janvier 2015 à 10h51)

Spécialiste de l’islam dans les sociétés occidentales et sahéliennes, Jonathan Laurence est professeur de sciences politiques au Boston College.

Comment expliquez-vous l’intérêt de Rabat pour la formation des imans subsahéliens ?

Tout d'abord le roi Mohammed VI, en tant que commandeur des croyants, doit rayonner sur une bonne partie du Sahel malékite [une des quatre écoles de l'islam sunnite, ndlr]. Il s'agit de réaffirmer la présence de cet islam malékite afin de contrer le prosélytisme wahhabite et sa forme extrême que l'on a vue dans le nord du Mali. Les Occidentaux ont essayé de chasser avec des moyens militaires d'envergure cet islam radical qui s'y était implanté. Mais ce combat idéologique ne se gagnera pas avec les armes mais par la conquête des âmes. Or ces âmes sont en partie déjà conquises quand il s'agit du roi du Maroc qui s'est déjà rendu au Mali à deux reprises en apportant des aides matérielles et évidemment spirituelles. Cette tradition spirituelle remonte au XIe siècle, mais elle a subi un coup d'accélérateur depuis deux ans.

Rabat utiliserait ces formations pour contrer l’influence de son grand voisin algérien ?

Il faut savoir que la professionnalisation de la formation des imans a été confiée à Amed Toufik, le ministre des Affaires religieuses, qui a su recréer un véritable champ religieux marocain. Ce champ est porté en dehors des frontières, là où des pays sont demandeurs. L’Algérie joue aussi un rôle capital dans la sécurité régionale avec notamment des moyens militaires qui sont infiniment supérieurs à ceux du Maroc. Mais ce dernier a des ressources religieuses et il a fait de la coopération religieuse un axe majeur de sa diplomatie, fondé sur l’héritage commun entre le Maroc et l’islam africain. Quant à l’Algérie, durant ces cinquante dernières années, elle a été moins focalisée sur les pratiques de l’islam, même si ces pratiques sont un élément de l’identité algérienne. Cela dit, l’Algérie offre depuis peu des formations, mais elles sont moins longues que celles dispensées au Maroc. En fait ces deux pays sont en concurrence sur le plan spirituel : encadrer une religion en respect avec l’Etat de droit. In fine, c’est l’Arabie Saoudite, avec ces moyens considérables, qui est implicitement visée.

Il s’agit de contrer l’exportation du wahhabisme ?

C’est plus compliqué car cet islam saoudien est également légitime pour les Marocains et des accords de coopération existent entre les deux pays. C’est surtout une lutte d’influence entre le Maroc et l’Algérie dans cette région stratégique. Aujourd’hui, on voit des défis extrêmes s’installer dans cette région et, en même temps, une véritable institutionnalisation de cet islam sahélien qui prend forme.

Rabat avait constaté que les Saoudiens formaient en Europe plus d’imans marocains que le royaume du Maroc : est-ce toujours d’actualité?

C’était effectivement le cas à la fin des années 90. Mais, depuis le 11 Septembre, Rabat a mis en œuvre une réforme du champ religieux à l’intérieur de ses propres frontières et à l’attention des 4 millions de ses ressortissants vivant hors du royaume. Une population qui n’était pas formée spirituellement. La vie religieuse s’organisait à travers d’autres réseaux non gouvernementaux, comme par exemple les Frères musulmans. Ce n’est que depuis dix ans qu’il y a une ligne budgétaire, une politique spirituelle encadrée et des pays ciblés - comme le Mali, la Mauritanie et même la Tunisie. Le but est de professionnaliser un islam qui n’est ni politique ni d’Etat, mais qui accepte l’Etat de droit et connaît les limites de son encadrement.