Avec sa grosse voix tirant sur les basses, son accent russe qui lui fait rouler les «r» et ses manières d’ours mal dégrossi, le ministre israélien des Affaires étrangères, Avigdor Lieberman, occupe une place à part sur la scène politique de son pays. Celle d’un météore politique surgi de nulle part à la fin des années 90 en tenant des discours musclés - il a notamment proposé que l’Etat hébreu bombarde le barrage d’Assouan (Egypte) - et dont le parti d’extrême droite, Israël Beiteinou («Israël, notre maison»), est devenu une composante indispensable de toute coalition gouvernementale.
Allié mais concurrent de Benyamin Nétanyahou, celui que ses amis surnomment «Yvet» donne l’image d’un homme à poigne. Une sorte de Vladimir Poutine local, dont le parti chasse sur les mêmes terres électorales que le Likoud (droite). Ce colon domicilié dans l’implantation de Nokdim (Cisjordanie) a toujours cru que l’avenir lui appartenait. Jusqu’il y a quinze jours, il croyait dur comme fer qu’il finirait par supplanter Nétanyahou à l’occasion des élections législatives anticipées du 17 mars et qu’il deviendrait, par le biais des alliances avec d’autres formations plus modérées que le Likoud, le premier chef de gouvernement russophone de l’Etat hébreu.
Une contre-offensive molle et cousue de fil blanc
Ça, c’était il y a deux semaines. Mais ce n’est plus d’actualité. Car, le 24 décembre, le projet d’«Yvet» s’est transformé en galère, lorsque des dizaines d’enquêteurs de l’Unité 433 (l’équivalent israélien du FBI) ont fondu sur les bureaux de cadres, de dirigeants et de sympathisants d’Israël Beiteinou pour y saisir des milliers de documents relatifs à ses méthodes de financement. Des notes, mais également des fichiers informatisés censés mettre à jour le plus important détournement de fonds de l’histoire d’Israël.
Lors de ce premier coup de filet, 30 personnes ont été arrêtées, mais 142 étaient déjà impliquées dans le dossier. Parmi celles-ci, le stratège politique du parti d’extrême droite, David Godovski, le directeur général du ministère de l’Agriculture et ex-ministre du Tourisme, Stas Misezhnikov, un joyeux fêtard forcé à démissionner en 2012 à cause de sa propension à forcer sur les notes de frais au cours de soirées alcoolisées dans des boîtes de strip-tease.
Mais la plus belle proie de l’Unité 433, c’est sans doute Faïna Kirschenbaum, la vice-ministre de l’Intérieur, qui passe pour la femme de confiance d’Yvet. Contrairement à Misezhnikov, qui s’est lancé dans les affaires après avoir quitté la Knesset, cette blonde platinée au regard froid bénéficie toujours de l’immunité parlementaire. Elle a donc provisoirement échappé aux menottes et au panier à salade, mais elle sera bientôt convoquée pour expliquer aux policiers la provenance des 100 000 euros d’origine suspecte découverts sur son compte bancaire.
En attendant, la vice-ministre ne peut plus se rendre à son travail. Le conseiller juridique du gouvernement, Yehuda Weinstein (l’équivalent du procureur général), qui a autorisé la razzia policière visant Israël Beiteinou - lui a en effet interdit de remettre les pieds dans son ministère. Parce qu’elle pourrait en profiter pour faire disparaître des documents. Ou pour saboter l’enquête.
«Les enquêtes judiciaires, c’est comme l’air et la pluie»
Alors que reproche-t-on à ce beau monde ? D’être intervenu au fil des ans pour donner des subventions à des organismes qui n’y ont pas droit, en prélevant un pourcentage au passage. Outre des fédérations sportives, la Régie des routes et la Fédération des éleveurs de bovins, des fondations prétendument caritatives aux objectifs mal définis ont ainsi bénéficié de cadeaux financiers en échange d’une contribution à la caisse noire d’Israël Beiteinou, voire d’un versement sur le compte privé des hauts responsables du parti.
En contrepartie de l'intervention venue d'en haut, les organismes subventionnés étaient obligés de recruter les fils et filles de leurs bienfaiteurs. Des gens la plupart du temps incompétents, sans expérience professionnelle adéquate, et qui se retrouvaient propulsés à des fonctions à responsabilité. Grassement rémunérées, bien entendu. C'est notamment le cas des deux filles de Kirschenbaum, mais aussi du kayakiste Michaël Calganov, une vedette sportive nationale qui fait campagne pour le parti de Lieberman. Piquant lorsque l'on sait que ce dernier et ses amis politiques passent leur temps à dénoncer la «corruption régnant dans l'Autorité palestinienne et dans les pays arabes voisins»…
Sonné par l'arrestation de la plupart de ses proches, le leader d'Israël Beiteinou est resté sans voix pendant plusieurs heures avant de lancer une molle contre-offensive cousue de fil blanc. «C'est un complot médiatico-policier visant à m'abattre au moment où le parti lance sa campagne électorale», a-t-il dit au micro de Kol Israël, la radio publique.
Y croit-il vraiment ? Lui peut-être, mais pas les chroniqueurs judiciaires ni l’opinion publique. L’Unité 433 a préparé le terrain pendant plus d’un an avant de passer à l’action. A coups de filatures, surveillances clandestines, écoutes téléphoniques et interceptions électroniques, ses hommes ont accumulé les éléments susceptibles de convaincre le parquet de les laisser agir. Cerise sur le gâteau, ils ont retourné l’un des suspects, qui leur a donné des informations de l’intérieur. D’ici quelques semaines, cette source deviendra «témoin d’Etat» en échange de l’immunité.
Depuis sa création en 1999, Israël Beiteinou a été ciblé par six enquêtes judiciaires distinctes relatives à des malversations financières et à du blanchiment. En 2012, Yvet avait été directement inculpé pour fraude au terme d'investigations menées durant neuf ans, ce qui l'avait obligé à démissionner de ses fonctions ministérielles «pour défendre son honneur». Blanchi faute de preuves au bout de quelques mois, il a aussitôt rebondi en réintégrant le gouvernement de Nétanyahou. Cette fois, l'ex-Moldave n'est pas directement mis en cause, mais son proche entourage politique est aux abois. Y compris son homme des missions délicates, Israël Yoshua, placé en détention préventive pour neuf jours en raison des nombreux mouvements de fonds suspects découverts sur son compte.
Même les supporteurs les plus inconditionnels d’Israël Beiteinou sont ébranlés. D’autant que l’ex-ministre Misezhnikov, qui passait jusqu’à sa démission pour un dauphin possible de Lieberman, est impliqué dans une autre histoire sordide. Une sorte d’affaire Bygmalion en plus petit où l’on voit ce natif de Moscou accorder d’énormes subsides à une société de relations dirigée par… sa maîtresse du moment.
Tout cela ne sent pas bon pour la maison Lieberman dont les fondations se fissurent au fil des jours. Les sondages ne lui accordent d’ailleurs plus que la moitié de ses 13 sièges actuels à la Knesset, ce qui la transformerait en un petit parti d’appoint sans influence réelle sur le cours des choses.
«Voilà des années que je vis avec les enquêtes judiciaires. Elles font partie de mon quotidien comme l'air et la pluie. Pourtant, je suis toujours là. Malgré ses ennemis, Israël Beiteinou ne pliera pas. Le parti créera la surprise le 17 mars», dit Lieberman. Dont acte.
Des dizaines de millions investis dans les colonies
En attendant, lui et ses amis politiques n'ont pas fini d'encaisser, car la police semble décidée à mener son enquête jusqu'au bout. Le 1er janvier à l'aube, soit une semaine après la première vague de perquisitions, les enquêteurs de l'Unité 433 accompagnés d'inspecteurs de l'administration fiscale se sont ainsi présentés dans les bureaux de l'Organisation sioniste mondiale (OSM), l'un des piliers de l'Etat hébreu. Plus précisément, dans ceux du Département de la colonisation de l'OSM, une discrète structure par laquelle transitent chaque année des dizaines de millions d'euros, principalement investis dans les colonies des territoires occupés. Sans aucun contrôle public.
Pour ce que l’on en sait, deux figures connues de la colonisation sont en effet impliquées dans l’enquête en cours. La première n’est autre que Gershon Messika, le président du conseil régional de Samarie (une partie de la Cisjordanie occupée), qui a été placé sous mandat d’arrêt puis assigné à résidence pour dix jours. Quant à la seconde, il s’agit de Gabi Hemo, le président du conseil régional du Golan (zone également occupée par Israël).
Messika est une personnalité politique importante du Yesha, le lobby des colons. Un homme qui a ses entrées partout, y compris au cabinet de Nétanyahou et au siège du Parlement européen à Bruxelles. En 2012, ses contacts lui avaient permis d’inviter en Cisjordanie une délégation d’élus dirigée par le député flamand d’extrême droite Filip Dewinter.
Quant à Hemo, il est nettement moins influent mais peu importe. Lui et Messika reconnaissent avoir bénéficié du système de financement mis en place par Israël Beiteinou, mais ils jurent avoir ignoré que ces subsides étaient illégaux et avoir agi «pour le bien de leurs administrés», pas pour leur enrichissement personnel. S'ils le disent…