Paradoxe bahreïni : autant les pays occidentaux témoignent d’une flexibilité toujours plus grande à l’égard de la monarchie des Al-Khalifa, autant celle-ci, prenant acte de cette indifférence, demeure inflexible avec son opposition. Lorsque cette dernière lui demande de véritables réformes démocratiques, le régime réprime tant et plus. Conséquence : depuis la fin décembre, les manifestations et les affrontements ont repris quasiment tous les jours dans l’archipel.
Cette fois, les troubles ont été provoqués par l'arrestation du chef de l'opposition chiite, cheikh Ali Salmane, sous les lourdes inculpations d'«incitation à un changement de régime par la force, par des menaces et des moyens illégaux», et d'«injures publiques» à l'encontre du ministre de l'Intérieur. Selon le parquet, il a reconnu lors de son interrogatoire «avoir eu des contacts avec des régimes et des groupes politiques à l'étranger, avec lesquels il a discuté des affaires internes à Bahreïn». En clair, il est accusé de conspiration au profit de Téhéran. Lundi, le religieux a été maintenu en détention pour quinze jours supplémentaires.
Dirigeant du Wefaq, le principal parti islamiste chiite de l'archipel, Ali Salmane, 49 ans, est de très loin l'opposant le plus populaire de Bahreïn. On le considère comme la voix des sans-voix, tout un prolétariat qui survit difficilement - bien que Bahreïn soit reconnu par la Banque mondiale pour son économie à hauts revenus. Mais, en même temps, il demeure une figure plutôt favorable à des compromis avec le pouvoir, mettant régulièrement en garde contre le risque d'une nouvelle «explosion» à Bahreïn. «Toutes les éventualités sont malheureusement possibles […] tant que le régime et l'opposition ne seront pas parvenus à une entente», plaidait Ali Salmane en novembre.
Promesses. A Bahreïn, l'opposition, essentiellement chiite hormis quelques personnalités sunnites, se compose de multiples partis et groupes. Certains sont radicaux, comme les mouvements Al-Haq ou Al-Wafa al-Islam, qui refusent la Constitution de 2002, faisant valoir qu'elle a été imposée à la population par les Al-Khalifa. D'autres privilégient l'action violente, comme les brigades Al-Ashtar, qui attaquent les postes de police. D'autres encore, au contraire, ont fait le choix de réclamer une véritable monarchie constitutionnelle, estimant que celle en vigueur n'a pas tenu ses promesses. «S'ajoutent les mouvements spontanés. Chaque village a son groupe», expliquait Abdoulnabi Alekry, un responsable de la Société bahreïnie des droits de l'homme, lors d'un récent passage à Paris.
Cheikh Ali Salmane plaide pour des moyens d’action pacifiques afin d’arracher de substantielles réformes dans un pays où, sous la férule d’une dynastie sunnite, quelque 70% de la population non immigrée est de confession chiite. Lors des législatives de 2006, sa formation avait obtenu 62% des suffrages. Mais, las des promesses de réformes jamais tenues, il avait boycotté les élections de novembre, comme les autres partis de l’opposition. Peu avant son arrestation, il avait été reconduit à la tête du Wefaq pour quatre ans au terme d’un congrès général tenu pour se mettre en conformité avec la loi du royaume. C’est aussi Ali Salmane qui a permis aux six principales formations d’opposition, religieuses et laïques, de se rapprocher.
«La dynastie Al-Khalifa a la hantise de sa chute. C'est pourquoi ses forces réagissent même quand cela n'est pas nécessaire et les lois deviennent de plus en plus dures, en particulier la loi antiterroriste de 2010. On compte actuellement 3 500 prisonniers politiques dans des centres surpeuplés, où les détenus doivent dormir par rotation et où les conditions de détention sont horribles. Avant qu'ils soient jugés, on les enferme dans les chantiers navals. Il y a aussi les gens qui disparaissent aux check-points et ceux qui meurent sous la torture», ajoute Abdoulnabi Alekry.
Silence. La détention de cheikh Ali Salmane a fait réagir Washington qui, craignant une reprise des tensions dans l'archipel, s'est déclaré «profondément préoccupé par la détention et l'interrogatoire du chef de l'opposition bahreïnie». Mais le département d'Etat n'est pas allé jusqu'à demander sa libération et la plupart des pays occidentaux ont gardé le silence. C'est vrai que la petite monarchie (1,3 million d'habitants, dont 660 000 expatriés) demeure, en dépit d'un bilan accablant en matière de répression, l'un des alliés privilégiés des Etats-Unis dans la région : elle abrite le quartier général de la Ve flotte américaine et son aviation participe à la coalition qui bombarde la rébellion islamiste en Syrie. Aujourd'hui, même la Grande-Bretagne lui fait les yeux doux : le 5 décembre, Londres et Manama ont signé un accord qui permettra l'établissement de la première base militaire permanente britannique dans la région depuis 1971.