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Libération
revue de presse

Plumes et crayons font front

De l’Algérie aux Etats-Unis, en passant par l’Inde ou la Turquie, les quotidiens internationaux ont fait leur une sur l’attentat contre «Charlie Hebdo».
publié le 8 janvier 2015 à 19h56

Une déferlante. La presse internationale, dont beaucoup de titres se sont rebaptisés Charlie jeudi, consacre très largement ses unes à cette journée noire pour la liberté de l'information dans le monde que restera le 7 janvier. Florilège.

«Comment peut-on attaquer, avec autant de froideur, des caricaturistes aussi prestigieux, les abattant un par un, en pleine conférence de rédaction, au centre de Paris ? Le scénario paraît irréel, difficile à imaginer», écrit le quotidien algérien El Watan, selon lequel «rien ne doit justifier un tel attentat. Ni les caricatures de Charlie Hebdo sur le prophète Mohamed, ni l'intervention française en Irak contre la nébuleuse islamiste Daech, ni le climat islamophobe qui règne en France».

«Platanes. Alors que la majorité de la presse turque condamne l'attaque contre Charlie, les éditorialistes de la presse gouvernementale émettent des doutes sur les auteurs et les objectifs de l'attentat. Ces derniers insistent sur «le rôle de l'islamophobie et le racisme contre les immigrés en Europe». Ozgur Mumcu, chroniqueur du quotidien Cumhuriyet (centre gauche), fils du journaliste assassiné en 1993 Ugur Mumcu, les remet à leur place. «Ces médias sont sous les ordres […]. Hier, ceux qui prétendent agir au nom de l'islam ont attaqué contre l'islam et les effets de cette attaque risquent de durer longtemps. Deux des quatre victimes étaient les platanes de l'humour politique. Désormais, tout le monde, mais en particulier ceux qui placent l'islam au cœur de leur vie, doivent réfléchir sur les vrais auteurs de l'insulte contre l'islam et son prophète.» Chroniqueur du quotidien populaire Hurriyet (centre) Ertugrul Ozkok abonde en son sens. «Ils croient qu'ils ont tué des ennemis de l'islam. Non, ils ne les connaissent pas […]. Les victimes étaient de gauche […]. Ils soutenaient l'appartenance à l'UE de la Turquie musulmane […]. Ils défendaient les immigrés alors que l'extrême droite veut les chasser […]. Si un fanatique chrétien vient tuer les trois meilleurs dessinateurs de la Turquie, en tant que turc, qu'est ce que vous ressentez ?»

Prudence. Selon le quotidien indien Hindustan Times, Yakub Qureshi, leader du parti Samj Bahujan et ancien ministre de l'Etat de l'Uttar Pradesh (nord de l'Inde), a confié aux journalistes qu'il était prêt à récompenser les auteurs de l'attentat. «Ceux qui osent insulter le prophète Mahomet méritent la mort et il n'est même pas nécessaire de lancer une procédure judiciaire contre eux», a déclaré ce dignitaire local. Mais plus généralement, la presse indienne, dont le pays a été frappé par les attentats de Bombay en 2008, a ouvert ses colonnes aux caricaturistes indiens qui rendent hommage à leurs confrères français assassinés. On les retrouve aussi sur les sites de quelques grands titres asiatiques, comme celui de Japan Times, qui se contente d'une couverture très factuelle. Ce quotidien en langue anglaise rappelle les propos du Premier ministre Shinzo Abe qui s'est dit, jeudi, «choqué et indigné». Pour l'agence Chine nouvelle, qui invite les touristes chinois à la prudence, «la belle capitale française a été frappée par une tragédie sanglante qui a horrifié la France et le monde entier, comme l'écrit son correspondant à Paris. Le nuage du terrorisme menace aujourd'hui l'unité de la France. Comment maintenir l'unité de l'Hexagone et ne laisser aucune chance aux extrémistes religieux ?»

En Europe, le journal italien Il Fatto Quotidiano publie une tribune de l'écrivain Shady Hamadi, né à Milan d'une mère italienne et d'un père syrien. «Un siècle passé sous le colonialisme et les dictatures subventionnées par l'Occident ont produit d'énormes ravages dans le tissu social arabe […], l'absence totale d'espoir pour le futur et les dommages du 11 Septembre sont parmi les ferments du radicalisme religieux contemporain. La première victime de ce fanatisme, c'est l'islam lui-même.» L'éditorial d'Il Corriere della Sera souligne que «pour l'heure, ne résonne dans nos oreilles que ce que, selon des témoins, ils ont crié pendant qu'ils accomplissaient leur mission meurtrière : "Allah est grand !", "Nous avons vengé le prophète Mahomet". Aujourd'hui, pour l'opinion publique mondiale, la seule chose qui importe, c'est qu'ils ont prononcé ces mots, qu'au moment de tuer ils en ont appelé à l'islam». Pour la Stampa de Turin, «c'est le 11 Septembre de Paris, analyse Cesare Martinetti. Il est survenu au moment même où la France se déchirait dans une polémique apparemment littéraire : pour ou contre le dernier roman de Michel Houellebecq, qui raconte la future soumission du pays aux musulmans. En réalité, grâce aussi à ce livre, est entré en scène tout le psychodrame accumulé dans les entrailles des Français : immigration, insécurité, chômage, perte d'identité…»

Solidarité. De Volkskrant (Pays-Bas, centre gauche) publie un éditorial titré «Un prophète qui ne supporte pas la satire n'est pas un prophète». Le site du Telegraaf (populaire) se demande : «Qu'est-il arrivé à notre liberté ? Elle est toujours là, n'est-ce pas ? Elle coule de source, paraît naturelle. Privilégiés que nous sommes, dans l'Occident libre. Ce qu'elle est réellement, on s'en rend compte quand celle-ci est en danger.» Le Telegraaf note aussi l'appel du maire de Rotterdam, Ahmed Aboutaleb, à l'intention de ceux qui n'apprécient pas les journaux d'humoristes : «Dégagez !» En Hongrie, le quotidien Népszabadság («Liberté du peuple», opposition de gauche libérale, ancien journal officiel sous la dictature communiste), exprime sa solidarité : «Nous sommes Charlie, nous aussi». Et dit : «Il est absurde de devoir protéger [des journalistes, ndlr] avec des armes, il est inconcevable que des individus frappent avec une force telle que même cette protection armée s'avère insuffisante.»

Solidaires mais pas téméraires, plusieurs médias anglo-saxons majeurs ont choisi de censurer les caricatures représentant Mahomet, les floutant ou taillant les photos. Le New York Times explique sa décision ainsi, rapporte le site BuzzFeed.com qui, lui, publie la une de Charlie non floutée : «Nous ne publions pas habituellement des images ou d'autres matériels d'information dont l'intention délibérée est d'offenser les sensibilités religieuses. Après mûre réflexion, la rédaction en chef du Times a décidé que la description des caricatures en question suffirait à donner aux lecteurs assez d'information pour comprendre l'actualité du jour.» Même type de justification de la part de l'agence de presse américaine AP : «Notre politique est de nous abstenir, de ne pas mettre à disposition des images délibérément provocantes.» Cette censure a provoqué la colère de nombre d'internautes. Qui estiment que cela donne raison aux terroristes. Et font remarquer que ces mêmes médias ont abondamment diffusé, sans les flouter, les images montrant le policier Ahmed Merabet se faisant froidement abattre… Plusieurs ONG (Index on Censorship, PEN America, Reporters sans frontières, etc.) ont appelé «tous ceux qui croient au droit fondamental qu'est la liberté d'expression à publier les caricatures ou unes de Charlie Hebdo le 8 janvier à 14 heures GMT.» Parmi les premiers signataires, les journaux britanniques The Guardian et The New Statesman.