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Libération

Aqpa, l’autre racine historique du jihad

10 ans après l'attentat contre Charlie Hebdodossier
La branche yéménite d’Al-Qaeda, spécialisée dans l’accueil et l’entraînement des combattants étrangers, a formé un des frères Kouachi et avait lancé un appel au meurtre contre Charb.
Des militants d'Al-Qaeda dans la ville yéménite de Seyoun. (Photo prise au portable et diffusée par l'AFP)
publié le 9 janvier 2015 à 19h56

C'est un pays, à la différence de la Syrie, de l'Irak, des zones tribales pakistanaises ou de l'Afghanistan, auquel on ne pense pas immédiatement quand on parle de terrorisme. Pourtant, le Yémen est absolument central dans la stratégie de la terreur prônée par Al-Qaeda. Et, selon Washington, sa branche yéménite, Al-Qaeda dans la péninsule Arabique (connue surtout par son acronyme, Aqpa) est aujourd'hui la branche la plus active et la plus dangereuse du réseau extrémiste.

Ce qui explique pourquoi l'un des deux frères Kouachi (lire ci-contre) a voyagé dans ce pays, aujourd'hui en proie à la guerre civile et au chaos généralisé depuis la chute du président Ali Abdallah Saleh, en 2011. C'est même là qu'il a été initié au maniement des armes par un membre d'Aqpa, l'une des spécificités du groupe étant l'accueil et la formation des volontaires islamistes. Un magazine en anglais, Inspire, a même été lancé avec le but de susciter des vocations de «loup solitaire» à l'étranger. Il appellera ses lecteurs à mener des attentats en France. En 2013, il inscrit Charb, le directeur de la publication de Charlie Hebdo, sur sa liste de personnes à abattre. Aux côtés de Salman Rushdie.

En principe, Aqpa n’a pas de contentieux avec Paris. C’est plus ou moins vrai. La France a eu une longue coopération sécuritaire avec le Yémen du temps du président Ali Abdallah Saleh. Et, surtout, de bonnes relations sur le plan militaire et sécuritaire avec l’Arabie Saoudite, qui est, avec Washington, la bête noire d’Aqpa. C’est d’ailleurs dans le royaume saoudien qu’est apparu le noyau de l’organisation. Autres sujets récents de mécontentements d’Aqpa à l’égard de la France : son engagement en Irak auprès des forces de la coalition contre le groupe Etat islamique, et, surtout, en Afrique contre les jihadistes.

Campagne sanglante. En fait, Aqpa est née de la fusion des branches saoudienne et yéménite d'Al-Qaeda. La première, exsangue après la forte répression qui a répondu à la campagne sanglante des jihadistes (2003-2005), décide de quitter l'Arabie Saoudite pour ne pas disparaître. La fusion, en janvier 2009, se passe bien : la première apporte financements et savoir-faire, la seconde fournit plutôt les hommes de main et les infrastructures nécessaires à la survie de l'organisation.

La figure la plus emblématique d’Aqpa est un religieux né aux Etats-Unis, cheikh Anwar al-Aulaqi, un des chefs de la puissante tribu du même nom. C’est lui qui va permettre l’essor du groupe dirigé par Nasser al-Wahayshi, un proche d’Oussama ben Laden - son père est né dans l’Hadramaout, d’où est originaire la famille du fondateur d’Al-Qaeda. C’est encore Al-Aulaqi, selon une source sécuritaire yéménite, qu’a rencontré pendant son séjour un frère Kouachi.

Le groupe prenant de plus en plus de poids, Washington promet bientôt 10 millions de dollars pour toute information conduisant à la localisation de son chef et de sept autres dirigeants. Les principaux points d’ancrage d’Aqpa sont les régions tribales, notamment celle de Marib, le pays de la légendaire reine de Saba. En 2010, Aqpa compte déjà entre 500 et 600 combattants.

Ecole salafiste. En juillet 2011, Wahaychi proclame son allégeance à Ayman al-Zawahiri, nouveau chef d'Al-Qaeda après la mort de Ben Laden Déjà, sa réputation n'est plus à faire : en 2009, un kamikaze d'Aqpa avait failli tuer le ministre saoudien de l'Intérieur Mohammed ben Nayef, en se faisant exploser en sa présence. Pour le jour de Noël 2009, Aqpa a tenté de faire exploser un avion de ligne américain. En novembre 2010, il revendiquait l'envoi de colis piégés aux Etats-Unis et l'explosion d'un avion-cargo américain, deux mois plus tôt, à Dubaï. Mais leur plus gros coup est l'attentat contre le destroyer américain USS Cole, le 12 octobre 2010, dans le port d'Aden (sud du Yémen), qui tua 17 marins.

Tant qu’Ali Abdallah Saleh est au pouvoir, l’organisation islamiste, qui attaque aussi les forces yéménites, ne peut que se développer à la marge. Sa chute, davantage provoquée par des antagonismes tribaux que par une véritable insurrection populaire, permet à Aqpa de profiter de la situation chaotique qui s’installe. Le pays craque de partout : une guerre religieuse dans le Nord - avec l’intervention de l’armée saoudienne -, un mouvement séparatiste d’inspiration laïque au Sud, sans compter l’irrédentisme de certaines tribus.

Profitant du profond conservatisme de l’Hadramaout, qui lui fournit une base religieuse importante, Aqpa s’empare du Sud et Sud-Est du Yémen, dont la région d’Abyane. Les volontaires étrangers ont donc une nouvelle terre d’accueil. Ils peuvent venir au Yémen en prétextant qu’ils vont étudier dans une célèbre école salafiste, du nom de Dar al-Hadith («la maison du verset»), à Dammaj, près de la frontière saoudienne. Si la plupart des étudiants se réclament d’un islam quiétiste, les passerelles avec le jihad existent. Sous le camouflage de l’école, certains partent se former dans les camps d’entraînement voisins ou vont se battre contre la rébellion houthie, une secte chiite cette fois, qui s’est emparée en septembre de la capitale, Sanaa, avec l’aide de l’Iran. Deux Français ont d’ailleurs été tués au combat en décembre au Yémen.

Hospitalité tribale. Le nouveau pouvoir du président Abd Rabbo Mansour Hadi avait réussi à déloger Aqpa de ses bastions, en mai 2012, à la faveur d'une offensive militaire, repoussant les jihadistes dans les zones montagneuses difficiles d'accès, où l'hospitalité des tribus leur offre d'innombrables cachettes. Venus à la rescousse de l'armée yéménite, les Etats-Unis multiplient de leur côté les attaques de drones. En 2011, l'imam yéméno-américain Anwar al-Aulaqi (celui qu'avait rencontré un frère Kouachi) est éliminé. Fin 2012, un autre drone tue le numéro 2 d'Aqpa, le Saoudien Saïd al-Chehri, un ancien de Guantánamo, qui était passé par un programme de réhabilitation dans son propre pays.

C'est semble-t-il au Yémen qu'ont également été formés les chefs des insurgés islamistes somaliens, les shebab. Vendredi, ces derniers ont rendu hommage aux «deux héros» de l'attaque contre Charlie Hebdo, félicités pour avoir «coupé la tête des infidèles qui ont insulté notre Prophète bien-aimé». Ils ont ajouté qu'Oussama ben Laden avait prévenu l'Occident : «Si la liberté d'expression n'a pas de limites, vous devez vous attendre à voir couler votre sang.» L'hommage ne doit rien au hasard tant les liens qui unissent Aqpa et les shebab sont étroits.