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Libération

Au Liban, la mobilisation fait grincer quelques dents

Le mouvement de solidarité a suscité la controverse à Beyrouth, certains dénonçant une société «hypocrite» plus prompte à se mobiliser pour la France que pour son pays.
publié le 11 janvier 2015 à 19h46

Dimanche en fin d'après-midi, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées «en hommage à Charlie Hebdo» au square Samir-Kassir, autour de la statue du journaliste libanais assassiné en 2005. Si quelques pancartes n'évitaient pas la récupération politique, la plupart respectaient le mot d'ordre de la mobilisation. «Je suis la liberté d'expression meurtrie», «Je pense donc je dessine», ou, plus sobrement, «Je suis Charlie». Ayman Mhanna, fondateur de la Fondation Samir-Kassir, avait fermement rappelé les consignes avant le rassemblement. «La manifestation sera silencieuse. Quelles que soient les différences d'opinions, elle réunira ceux qui croient que la liberté d'expression ne doit jamais être réduite au silence par le meurtre.» Pour lever tout malentendu.

Opportunisme. Car depuis l'annonce de la manifestation, et l'utilisation par les Libanais du hashtag «Je suis Charlie», la controverse enflamme la Toile. «Je suis Beyrouth and I'm more damaged than Charlie», clame un autre hashtag dénonçant l'opportunisme de certains Libanais qui préfèrent se mobiliser pour des causes extérieures. «Ils sont incapables de manifester pour leurs propres frères, pour leurs soldats pris en otage ou pour leurs journalistes ou politiciens assassinés. Et soudain, ils se mobilisent pour Charlie Hebdo ? Quelle hypocrisie», lâche Hatem al-Khalil, 31 ans. «Chaque jour, des enfants syriens meurent de froid dans notre pays et personne ne réagit», lance pour sa part Nay al-Rahi, 29 ans. Depuis deux jours se répand aussi «Je suis Jabal Mohsen», en référence à l'attentat-suicide revendiqué par le Front al-Nusra, qui a visé samedi soir ce quartier alaouite de Tripoli et a fait neuf morts. «La moitié des Français devraient écrire ce hashtag sur Facebook !» écrit ironiquement Safaa.

D'autres voix ont vu au contraire dans l'appropriation de «Je suis Charlie» un geste salutaire. «C'est l'occasion pour les Libanais de se rassembler autour de la défense de la liberté d'expression, qui est si importante dans notre pays et dans le monde arabe, tellement elle est bafouée», argumente Ali Noureddine, 25 ans. «Apprenons des Français, plutôt que de leur donner des leçons de liberté ou de contre-terrorisme, s'agace le blogueur Najib Mitri dans Blog Baladi. La France se lève comme un seul homme contre le meurtre de quatre journalistes controversés, alors que nous sommes incapables de rassembler quelques milliers de personnes quand nos journalistes se font assassiner, ou pour protester contre les violences faites aux femmes ou la prorogation illégale du mandat des députés.»

«Aucun tabou». Plus largement, le terme même de défense de la liberté d'expression était au cœur des débats. «Insulter la minorité musulmane, qui a été déjà opprimée pendant des décennies de colonialisme, en publiant sur elle une série de clichés ne relève pas de la liberté d'expression», estime ainsi un activiste qui se fait appeler Georges Abdallah, du nom du militant communiste libanais condamné pour des attentats commis en France. «La liberté d'expression c'est le droit de tout dire, de n'avoir aucun tabou, conteste le journaliste Salim al-Lawzi. C'est pouvoir se moquer de Hassan Nasrallah [le leader du Hezbollah, ndlr] du pape, de Jésus ou du Prophète. C'est un droit vital.»

Les protestations sur la Toile ont aussi pris une dimension religieuse, ravivant le débat sur les caricatures de Mahomet qui avait embrasé Beyrouth en février 2006, entraînant l'incendie de l'ambassade du Danemark par des milliers de manifestants survoltés. Le leader du Hezbollah a pourtant condamné, il y a trois jours, le massacre à Charlie Hebdo : «A travers leurs actes immondes, violents et inhumains, les groupes takfiristes ont porté atteinte au Prophète et aux musulmans plus que ne l'ont fait leurs ennemis […], plus que les livres, les films et les caricatures ayant injurié le Prophète.»