Le président nigérian, Goodluck Jonathan, a exprimé son soutien au peuple français au lendemain des attaques terroristes contre Charlie Hebdo. Mais sur les attentats de ce week-end et sur le massacre qui s'est déroulé à Baga, sur son propre territoire, pas un mot. Le mouvement «Bring Back Our Girls», lancé en avril après l'enlèvement de plus de 200 lycéennes par Boko Haram, lui aussi s'est tu. Les «filles de Chibok» n'ont jamais été retrouvées. «Il y a massacre et massacre, se désole Simon Allison sur le site panafricain Daily Maverick. Face à Baga, le monde est resté silencieux. Et pire encore, l'Afrique est restée silencieuse.» Mais encore faut-il des informations pour relayer l'horreur. Le massacre de Baga, sur les rives du lac Tchad, aurait fait 2 000 morts, selon une source de la BBC. Amnesty International en recense plusieurs centaines. L'armée nigériane avance, quant à elle, le chiffre de 150 victimes. Cela pourrait être plus. Cela pourrait être moins. Personne aujourd'hui n'en a la moindre idée. Pour les journalistes qui travaillent au Nigeria, couvrir la guerre contre la secte islamiste Boko Haram est devenu une mission impossible. Et tout le nord-est du pays, une zone totalement inaccessible.
«Nous devons attendre que les survivants des massacres arrivent dans des régions plus sécurisées pour savoir exactement ce qui s'est passé, rapporte le chef du bureau de l'AFP à Lagos, Phil Hazlewood. Boko Haram a attaqué une base militaire de l'armée nigériane le 3 janvier, ils ont ensuite perpétré des massacres dans les villages, mais nous n'en avons appris l'existence que plusieurs jours plus tard.» L'une des stratégies de combat de Boko Haram est de détruire les antennes téléphoniques dans les zones qu'ils contrôlent, empêchant l'armée et les civils de s'organiser.
Casse-tête. Vient ensuite le casse-tête du recoupage des sources. L'AFP a décidé de ne pas relayer le chiffre des 2 000 victimes, ni même le comptage «officiel» de l'armée. «Comment pourrions-nous compter ? s'interroge un journaliste local sous couvert d'anonymat. Chaque partie a des intérêts à nous donner des chiffres plus ou moins importants. Sans pouvoir aller sur place et sans information officielle fiable, c'est impossible.» Lors d'un attentat à Kano, dans le nord du pays, en janvier 2012, les autorités avaient annoncé un bilan de «vingt et quelques victimes», se souvient-il. Mais en se faufilant dans la morgue de l'hôpital de Kano, il a découvert «des corps qui s'empilaient partout. Finalement, il y a eu plus de 180 morts». En mai, une bombe qui a explosé à Jos a fait officiellement 118 victimes. Mais les cadavres ont été enterrés dans une fosse commune, sans identification et dans le plus grand secret. Les lieux de l'attentat ont été nettoyés dès le lendemain et la vie a repris son cours. Même lorsque les porte-parole du gouvernement ou de l'armée annoncent la libération des jeunes filles kidnappées à Chibok ou la mort du leader de Boko Haram, Abubakar Shekau, ou encore la possibilité d'engager des négociations avec les terroristes, ces déclarations sont aussitôt démenties ou se révèlent être fausses.
Stratégie. Au bureau de Reporters sans frontières, on s'inquiète aussi : «Le nord du Nigeria est devenu un trou noir de l'information.» L'armée et le gouvernement ont perdu le contrôle face à Boko Haram, un territoire entier a été abandonné. Mais en optant pour la stratégie du déni, ils espèrent étouffer la guerre qui se déroule dans le Nord-Est. «Le gouvernement est plus inquiet de pouvoir garder la face que de garder ses citoyens en vie», confie un journaliste nigérian. A un mois de la présidentielle, alors que les attaques sont devenues presque quotidiennes, sauver les apparences vis-à-vis des électeurs et du monde est une priorité.
Au Nigeria, les Etats du Nord-Est sont bien loin de l’émergence du Sud et de sa campagne électorale. Pour la majorité des Nigérians, notamment dans la capitale économique de Lagos, la guerre contre Boko Haram est un combat qui les concerne peu. Des mouvements planétaires comme Bring Back Our Girls pourraient venir enrayer cette stratégie du silence, qui fonctionne parfaitement à l’échelle du pays. Les médias internationaux ne peuvent en effet dépêcher aucun envoyé spécial pour couvrir la campagne électorale ou la guerre. Les visas ne leur sont toujours pas délivrés. Pourtant, la première puissance économique et le premier producteur de pétrole du continent se targue d’être un Etat démocratique. Et il est reconnu comme tel par ses partenaires étrangers.