Hamama Saïda et Naach Saïd Ahmed approchent tous deux la soixantaine. Ils ne savent plus exactement quel âge ils ont. Eux et leur famille sont des déplacés libyens, ils ont dû fuir leur terre pour se réfugier dans une ville plus sûre. Aujourd’hui, Hamama et Naach vivent à Tripoli, à une vingtaine de kilomètres de distance. Leurs histoires se ressemblent.
«Ils ont brûlé toutes les maisons de notre ville. Il n'en reste rien. Mon frère est mort et je dois m'occuper de trois orphelins, maintenant», se lamente Hamama. «Je ne sais toujours pas ce qui est arrivé à ma maison. Dès que la guerre a atteint la ville, j'ai fui avec ma femme et ma fille», explique Naach. Les deux Libyens ont le même rêve : rentrer chez eux. Ils vivent le même cauchemar : leur futur dépend de la confrontation entre les deux principales coalitions armées qui veulent diriger le pays.
Antipodes. Depuis cet été, deux gouvernements se déclarent légitimes en Libye. A Tripoli, le cabinet dirigé par Omar al-Hassi est soutenu par le Congrès national, dominé par les Frères musulmans, et par Aube libyenne, un regroupement de brigades principalement issues de la ville de Misrata qui tient la partie ouest du pays. En face, le gouvernement d'Abdoullah al-Thinni se prévaut du soutien de la Chambre des représentants, installée à Tobrouk, seule assemblée reconnue par la communauté internationale.
Résultat, si les destins de Hamama Saïda et de Naach Saïd Ahmed se font échos, ils sont pourtant aux antipodes : Hamama penche du côté de Tobrouk tandis que Naach est un partisan de Tripoli.
Dans ce contexte, la prise en charge des déplacés est devenue «un geste politique, selon Virginie Collombier, chercheuse spécialisée dans les transformations sociales de la Libye post-Kadhafi. Il s'agit de montrer que l'on fait mieux que l'autre. Cela sert à entretenir une image.» Et sur ce terrain, le pouvoir de Tripoli a plusieurs longueurs d'avance.
Hamama Saïda est originaire de Tawargha. La ville a été entièrement détruite en août 2011 par les révolutionnaires de Misrata, située à environ 30 kilomètres au nord. Les Misratis accusent les habitants de Tawargha d'avoir aidé les forces loyalistes de Kadhafi durant le siège. Depuis, Tawargha est une ville fantôme, ses 47 000 habitants ont fui, principalement à Tripoli et à Benghazi, et vivent dans des camps de fortune. Comme 330 familles de Tawargha, Hamama Saïda et ses trois neveux orphelins vivent depuis plus de trois ans dans un ancien chantier sur la route de l'aéroport, au sud de Tripoli. «C'est l'hiver : quand il pleut, mon toit [en tôles ondulées] fuit, tout est humide. Cet été, c'était pire. Avec les combats [pour le contrôle de l'aéroport], des bombes sont tombées ici ! Je suis usée par cette situation. Tout ce que je veux, c'est rentrer chez moi», résume-t-elle en marchant à côté d'un vieux terrain de basket dont les grilles sont utilisées comme étendoir.
Naach Saïd Ahmed, lui, ne se plaint pas. «Je suis reconnaissant envers Aube libyenne pour leur aide.» Son logement actuel ? Une petite maison avec une chambre, une cuisine, un salon et vue sur la Méditerranée. Il y a deux mois et demi, il habitait dans les monts Nefoussa, dans l'ouest de la Libye. Son village, Kikla, a été le théâtre d'affrontements violents entre Aube libyenne et l'«armée de tribus» qui soutiennent Tobrouk. Le jour du départ, son chemin était tout tracé : direction l'Est, pour rejoindre Tripoli, aux mains d'Aube libyenne.
Camps de luxe. En Libye, fuir, c'est d'abord choisir un camp. Dans la capitale, Naach Saïd Ahmed a été enregistré comme déplacé par une cellule de crise spécifique. Sa famille, comme 184 autres, est hébergée dans un ancien complexe touristique de luxe à Janzour, banlieue chic à l'ouest de Tripoli. «Avec l'aide du gouvernement [d'Omar al-Hassi], nous avons rétabli l'eau et l'électricité dans le complexe qui était abandonné depuis la fin de la révolution, se réjouit le directeur du lieu, Salem Abou Sawyi. Nous avons deux types de logements : des villas et des appartements. Nous pouvons offrir gratuitement de la nourriture, des vêtements et même des couches pour les nourrissons.»
Le pouvoir de Tripoli a mis en place plusieurs autres «camps de luxe», notamment à Misrata, pour accueillir surtout des déplacés originaires de Benghazi. A chaque fois, l'organisation entre collectivités locales, associations et businessmen permet une prise en charge décente des déplacés.
De l'autre côté, les moyens sont quasi inexistants car les déplacés sont originaires de tribus ou de villes considérées comme kadhafistes et donc délaissées, voire discriminées. Mabrouk Eswesi, le président de l'association Al-Saber, qui œuvre dans le camp de Tawargha, sur la route de l'aéroport, n'a reçu aucune aide depuis un an : «L'hiver dernier, le Haut Commissariat aux réfugiés [HCR] nous avait fourni des tentes en nylon, des kits de cuisine et des radiateurs d'appoint. C'est la dernière fois que nous avons reçu du soutien.»
Depuis les combats de cet été, le staff international des agences de l'ONU et des ONG opèrent depuis la Tunisie. Des convois humanitaires se succèdent, mais restent insuffisants. «Nous sommes limités par le manque d'accès aux pays et le manque de fonds pour le moment», explique Fern Tilakamonkul, une porte-parole du HCR. L'ONU a lancé en octobre un appel de fonds de 29,3 millions d'euros pour la Libye. Jusqu'à présent, seulement 3,2 millions d'euros ont été trouvés. Pourtant, l'urgence est bien réelle. Les Nations unies estimaient à 454 000 le nombre de déplacés en novembre, soit environ 8% de la population du pays.
Impuissance. Abdelrahman Elshakshak, président du conseil local de Tawargha, est conscient du problème mais affiche son impuissance. «Nous n'avons pas assez d'argent. Nous aidons en priorité les habitants de Tawargha installés à Benghazi. A cause des combats, ils ont dû fuir leur camp. Certains vivent maintenant sur la route, dans des tentes. Le conseil local a déboursé 100 000 dinars [soit 65 000 euros] pour louer un camp où sont logées 240 familles.» Par manque de moyens, le gouvernement d'Abdoullah al-Thinni a décidé, le 1er janvier, de réduire l'aide aux déplacés de 26 millions d'euros à 10 millions. «Alors que nous avons quitté Tawargha parce qu'on brûlait nos maisons, les familles de Kikla, elles, sont accueillies avec des jus de fruit. Ce sont des déplacés de haut rang», soupire avec envie Mabrouk Eswesi.