D’un côté du fleuve Rio Grande, il y a Fort Hancock (Texas) et son poste de police aux frontières. De l’autre, la ville jumelle mexicaine, El Porvenir («l’avenir») qui porte bien mal son nom. Pour ses habitants comme pour les migrants d’Amérique latine qui y font étape, l’avenir se trouve au-delà du mur de 5 mètres de haut qui sépare le Mexique des Etats-Unis et est censé protéger les Américains des entrées clandestines sur leur territoire.
Ceux qui réussissent néanmoins à contourner ce mur ont ensuite affaire aux forces de l'ordre, mais aussi aux milices de minutemen qui patrouillent le long de la frontière pour traquer les migrants illégaux. Nés dans le contexte sécuritaire post-11 Septembre, les minutemen doivent leur nom aux miliciens des treize colonies qui, en 1645, avaient juré d'être prêts à combattre «dans la minute» contre les soldats britanniques.
On n’est jamais mieux servi que par soi-même
Les minutemen du XXIe siècle ont été créés en 2004 en Arizona et en Californie, alors passages privilégiés des clandestins, par Chris Simcox, un instituteur aujourd'hui poursuivi dans différentes affaires de violences et de pédophilie. Lorsqu'un mur est édifié à la frontière mexicaine, essentiellement le long de ces deux Etats américains, les clandestins se déplacent vers le Texas. C'est dans cet Etat qu'en 2005 Shannon McGauley fonde une antenne locale de la milice, qui revendique aujourd'hui 500 adhérents. Ce chasseur de primes est du genre à accuser Barack Obama de corruption, mais aussi les Bush père et fils, pourtant texans et républicains. McGauley pense aussi qu'on n'est jamais mieux servi que par soi-même. Il descend régulièrement vers la frontière pour une partie de chasse à l'homme. Détective privé de profession, il utilise ses connaissances en communications radio, ce qui lui permet de capter les fréquences des «coyotes», les passeurs mexicains. Casquette enfoncée sur la tête, bonnes joues sous une barbe mal rasée, il a l'air d'un bon vivant. Il bénit le deuxième amendement de la Constitution américaine qui donne le droit de porter des armes et maudit autant les trafiquants de drogue que les immigrés illégaux. Il fait de longues tirades sur les «wetbacks» (littéralement les «dos mouillés») qui passent illégalement la frontière en traversant à pied le Rio Grande. Ce sont des «criminels», claironne-t-il en plein milieu d'un fast-food de Fort Worth, dans la banlieue de Dallas. A la table d'à côté, un grand Black, en tête-à-tête avec une Hispanique, ne pipe mot. «Nous sommes dans un Etat très conservateur, mais je suis plus que conservateur», dit-il en haussant les épaules.
«Des tapis pour effacer les empreintes»
Six fois par an, il monte dans son pick-up aux vitres teintées et roule pendant neuf heures de Fort Worth à Fort Hancock, à travers un désert ponctué de puits de pétrole. Arrivé sur place, il chausse ses rangers, revêt son treillis kaki, prépare son fusil semi-automatique AR15, ses carabines, ses pistolets et se met en chasse.
En 2014, la police aux frontières a retrouvé 307 corps de clandestins dans les différents Etats frontaliers avec le Mexique, certains morts de soif, d'autres assassinés. «En 2012, deux immigrants ont été tués par un groupe d'hommes en tenue de camouflage alors qu'ils tentaient de traverser la frontière, selon les témoignages de la vingtaine d'autres clandestins du groupe. Mais les enquêteurs n'ont pas réussi à identifier les tueurs», rapporte Mark Potok, du Southern Poverty Law Center, qui dénonce les débordements des minutemen. Quatre autres assassinats se sont produits dans des circonstances similaires en Arizona, en 2007.
Jay Guckin, mécanicien agricole de Fort Hancock, fait partie des minutemen. Sur la photo de son profil Facebook, ce quadragénaire pose avec ses lunettes de soleil devant des posters de chevaux, sa collection de fusils et de couteaux. Quand il a des migrants dans le viseur, il n'est pas censé faire usage de son arme. Il doit se contenter d'appeler la police aux frontières. Pour étoffer son tableau de chasse, il a appris à déceler toutes les astuces des «coyotes». «Certains déroulent des tapis pour effacer les empreintes de pieds en bas du mur qu'ils escaladent. D'autres gravent des formes de sabots de vache sous leurs semelles pour faire croire à des passages de troupeaux», assure-t-il. Par ailleurs, les minutemen fixent des caméras dans les propriétés des fermiers qui leur donnent leur accord. Elles s'ajoutent aux 500 équipements de vidéosurveillance de la police, à leurs détecteurs de présence et aux rondes en hélicoptère. Le tout avec un objectif : arrêter le maximum de migrants, soit une trentaine par jour dans le secteur d'El Paso.
«Courses-poursuites en quad»
Les raids de Shannon McGauley et de ses troupes au milieu des champs de coton ne font pas l'unanimité parmi les agriculteurs de Fort Hancock. Jim Miller - chemise à carreaux, chapeau et santiags - fait pourtant du deuxième amendement sa devise : «Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un Etat libre, le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé.» Il l'a même inscrite sur sa carte de visite. Dans son pick-up, un fusil à pompe, une carabine de chasse équipée d'une lunette de précision et un revolver 4,5 mm. Pourtant, ce fermier ultraconservateur ne fait partie d'aucune milice. «Ces urbains ne connaissent pas notre territoire et viennent jouer aux cow-boys en détruisant parfois nos cultures lors de leurs courses-poursuites en quad», critique-t-il.
Au Texas, les méandres du Rio Grande compliquent la construction du mur. Alors l'exploitation de Jim Miller n'est pas protégée. Résultat, les migrants d'Amérique du Sud passent de plus en plus par sa propriété pour contourner l'«horrible mur» qui sépare les Etats-Unis du Mexique.
Chez Angie, l'unique restaurant de Fort Hancock, même les gaufres ont la forme du Texas. L'odeur de friture, du poulet et des burritos met en appétit ranchers et ouvriers agricoles. Le diner à l'ancienne est à l'image de la bourgade, avec son mélange de plats latinos et texans. Parmi les clients, Sarah Carr, institutrice à la retraite, fait la grimace à l'évocation des minutemen. Elle ne cautionne pas leur «attitude guerrière». Mais elle n'épargne pas non plus les clandestins. Son gendre et sa bru sont des Mexicains naturalisés ; toutefois, «eux ont réalisé les démarches dans les règles pour obtenir leur carte verte», précise-t-elle.
«Certains matins, on croise des minutemen en tenue de militaire ou de chasseur… De chasseur de migrants», témoigne Claudio Flores, qui nettoie la salle des fêtes, juste en face de l'école Benito-Martinez. «Les enfants sont quasiment tous latinos. La plupart légaux, mais pas tous. On ne leur demande pas leurs papiers», confie cet homme d'origine mexicaine. Un accès aux services publics qui alimente le discours des minutemen : selon eux, les clandestins profitent de l'Etat-providence.
Dans les rues désertes de Fort Hancock, des chiens errants tournent autour des mobil-homes fixés au sol et des baraquements en bois décrépits où vivent des familles, à 90% d'origine hispanique. Ils aboient sur le train de marchandises d'un autre âge, marqué du drapeau américain. Sur les toits des wagons, aucun migrant à l'horizon. Si les clandestins d'Amérique centrale remontent le Mexique perchés sur des trains, ils descendent avant la frontière des Etats-Unis, où les «coyotes» prennent le relais à pied. «Ils les guident en les obligeant à passer de la drogue pour le compte d'un cartel», assure le shérif Jo Hamilton.
Depuis un an, 90 000 enfants venus d'Amérique centrale ont débarqué aux Etats-Unis. «Dans les bagages d'une gamine de 12 ans, il y avait une plaquette de pilules contraceptives que ses parents lui avaient ordonné de prendre. Si jamais elle se faisait violer pendant le voyage, au moins, elle ne tomberait pas enceinte. Les passeurs ont abusé d'elle à deux reprises avant que nous la retrouvions», assure Adrian Calvillo, agent de la police aux frontières, lui-même d'origine mexicaine, comme pour justifier son activité.
Une hache derrière le bureau du juge
Tous les jours, après la patrouille, retour au bercail. A l’entrée du poste de la police aux frontières de Fort Hancock, le portrait de Barack Obama cotoie celui de Rick Perry, le gouverneur républicain du Texas. Celui-là même qui a menacé le Président de poursuites pour avoir annoncé, le 20 novembre par décret, la régularisation des sans-papiers présents sur le territoire américain depuis plus de cinq ans.
Une mesure qui révolte également Souli Shanklin, le juge élu de Rocksprings, à 620 kilomètres à l'est de Fort Hancock. Avec sa moustache, son Stetson, son veston et une hache derrière son bureau («pour trancher la justice»), on le croirait tout droit sorti de la série télévisée Walker, Texas Ranger. «Washington laisse la situation se dégrader et les contribuables texans payer pour ça», déplore-t-il. A côté de la cour, l'ancienne prison, le saloon, l'église méthodiste et la clinique. Sauf que le médecin a pris sa retraite. Aujourd'hui, les 1 400 habitants de Rocksprings doivent se contenter d'un télé-médecin qui travaille depuis Dallas.
Dans cette défaillance généralisée des services publics, Rick Light fait partie de ceux qui se sentent abandonnés. Ce précurseur des minutemen collabore avec le shérif depuis vingt-quatre ans. Il a commencé seul, avant de créer une milice qui ratisse le désert en groupe de cinq à vingt vétérans, de retour d'Irak ou d'Afghanistan pour la plupart. Quand ils ont des clandestins dans leur ligne de mire, ils leur ordonnent de retirer leurs chaussures pour les empêcher de fuir, les encerclent avec leur pick-up et les livrent au shérif. «Nous avons sauvé la vie de centaines d'immigrés perdus dans le désert, quasi morts de soif», prétend le quinquagénaire.
Il fait partie des hommes qui répondront à l'appel du site internet du Minuteman Project pour une «Operation Normandy»… Leur «D-Day» est prévu le 1er mai : 3 500 volontaires sont attendus pour lutter contre «l'invasion» des clandestins tout le long de la frontière sud des Etats-Unis.
Photos Yann Levy