La claque. Il l’a reçue, penché sur son crayon, un matin d’hiver. Mercredi 7 janvier, Anwar, caricaturiste pour le quotidien égyptien Al-Masry al-Youm, apprend la mort des dessinateurs de Charlie Hebdo. Malgré la distance, lui au Caire, eux dans le XIe à Paris, la tristesse l’envahit. Non par «solidarité», insiste-t-il, mais parce qu’il a le sentiment de mener le même «combat». «J’ai toujours rêvé que l’Egypte ait son magazine de caricatures satiriques. En s’en prenant aux dessinateurs, ils m’ont blessé moi aussi.»
Alors que la traque contre les deux auteurs de l'attentat se poursuit dans la capitale française, Anwar et d'autres dessinateurs décident de répondre avec leur meilleure arme, le crayon. Les contours esquissés nerveusement, la silhouette de l'artiste apparaît. Makhlouf, caricaturiste, se met en scène, rappelle la puissance de la mine de graphite qu'il tient entre ses mains tous les jours depuis une dizaine d'années. «En tant qu'artiste, nous devions avoir une position claire, sans ambiguïtés, soutient-il. Nous voulions prendre nos distances avec des médias qui trouvaient des justifications religieuses à cette tuerie. Charb n'était pas contre l'islam, mais contre toutes les religions.»
Lignes rouges. Dans un café de Garden City, non loin des locaux d'Al-Masry al-Youm, la tragédie suscite d'abord l'indignation parmi les dessinateurs, puis soulève rapidement des interrogations sur la société française. «On ne peut pas accepter qu'une personne meure pour ses idées, qu'elles soient exprimées par un dessin ou un article», rappelle Hicham Rahma. Et après ? Pour Andeel, caricaturiste du site d'information Mada Masr, ce qui s'est passé la semaine dernière est avant tout «un problème franco-français», lié au sens de la liberté d'expression ou à la place donnée aux Français de toutes origines. Si l'attaque contre Charlie Hebdo rappelle la force subversive de la caricature satirique, elle montre aussi la persistance de lignes rouges à ne pas franchir. En Egypte, c'est la religion et le sexe qui constituent le diptyque explosif.
Les caricatures du Prophète publiées dans le journal danois Jyllands-Posten en septembre 2005 avaient provoqué des manifestations violentes au Caire. Ces sujets tabous se seraient-ils estompés après la révolution populaire de 2011 ? C'était l'espoir d'Hicham et de beaucoup d'autres dessinateurs. A l'aube du quatrième anniversaire de ce que l'on a appelé le printemps arabe, les lignes rouges n'ont jamais été aussi nombreuses. «Aujourd'hui, on ne peut pas dessiner le président Al-Sissi,raconte Hicham. Il n'y a aucune loi qui l'interdit, mais on peut être poursuivi pour insulte à l'Egypte. En 2005, on pouvait dessiner Moubarak ou ses fils.»Makhlouf se souvient du jour où il a croqué l'ancien président pour la première fois, du jour où il a dépassé sa peur. «C'était plus facile, explique-t-il. Une frange de la société était avec nous. Le régime s'essoufflait. Aujourd'hui, c'est différent : la moitié du pays soutient Al-Sissi, l'autre attend des jours meilleurs.» Plusieurs récents événements ont montré que le pouvoir n'était pas le seul à exercer la fonction de censeur. Des citoyens et des journalistes tracent eux aussi des lignes à ne pas franchir.
Apaches.Pour l'artiste, reste la stratégie du contournement. Les dessinateurs ont leur grammaire. Tous jouent avec les frontières venues d'en haut : ils les évitent pour mieux les franchir. Si le caricaturiste Andeel sent qu'il peut encore représenter le président égyptien, Abdel Fatah al-Sissi, dans ses caricatures en ligne, ses copains de la presse écrite ne disposent pas du «même espace de liberté». Dans un de ses dessins publié cet été, au lendemain d'une loi sur la limitation des fonds étrangers, on pouvait ainsi voir le raïs sous perfusion des dollars et des Apaches américains.
Makhlouf, dont les caricatures sont publiées dans le quotidien Al-Masry al-Youm, a établi ses propres codes. Une sorte de pacte satirique entre lui et son lecteur. A chaque acteur de la vie politique (parmi eux, le président égyptien) son symbole. «Celui qui est croqué se reconnaît», dit le dessinateur, amusé. Anwar, Makhlouf, Hicham, Andeel, tous sont persuadés que la caricature a été portée par la révolution de 2011. «C’était logique, avance Anwar. Mon crayon croit au progrès.»