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Libération
grand angle

Espagne, les impostures du Petit Nicolás

Jusqu’à sa très médiatique arrestation cet automne, un jeune freluquet avait réussi, grâce à son incroyable bagou, à tromper et infiltrer les plus hautes sphères du pays, jusqu’aux services secrets et à la maison royale. A quelles fins et avec quelles protections ? L’enquête est en cours.
Francisco Nicolas Gomez Iglesias à la sortie du tribunal de Madrid, le 19 décembre. (AFP)
publié le 18 janvier 2015 à 17h46

Drôle de scène, rue Zurbano, dans le chic quartier madrilène de Chamberí. Six agents de police en civil sortent précipitamment de deux véhicules et embarquent un individu qui ne montre aucune résistance. Ces policiers appartiennent à l'Unité des affaires intérieures, spécialisée dans la poursuite de criminels très recherchés et «sensibles». La scène se passe le 14 octobre et, comme le reconnaîtra plus tard le chef de cette unité, cela fait «un bout de temps» qu'ils étaient sur les traces de l'individu en question, et les agents mobilisés avaient «particulièrement à cœur» de participer à cette opération.

Dans la voiture, il est aussitôt menotté et informé de ses droits ; un modus operandi habituellement réservé au gros gibier. Sauf que l’individu est un petit jeune homme de 20 ans, étudiant en droit au Centre universitaire d’études financières de Madrid. Une tête de premier de la classe, propre sur lui, en costume, avec une silhouette filiforme et un faciès à la fois hautain et immature.

Ce curieux personnage répondant au nom de Francisco Nicolás Gómez Iglesias, désormais connu de tous les Espagnols comme «el Pequeño Nicolás» («le Petit Nicolás»), aura trompé son monde pendant des années en se faisant passer pour l'ami intime des puissants, de la maison royale aux services secrets. «Quelqu'un qui, ironise le cinéaste Fernando Trueba, a fait un tort irréparable au héros de Sempé et Goscinny. Car, dans son cas, la fantaisie n'a rien d'onirique. Elle s'immisce dans la réalité, la singe et tente de la bouleverser par des méthodes quasi mafieuses.»

Tête à claques effrontée ou véritable escroc ?

Qui est-il vraiment ? Pour le savoir, dans la foulée de son arrestation, les policiers perquisitionnent son domicile et mettent la main sur des documents portant le sceau falsifié du Centre national d'intelligence (CNI), les services secrets espagnols, une fausse autorisation permettant de pénétrer en voiture dans l'enceinte de La Moncloa, le siège du gouvernement, un gyrophare ainsi que deux plaques de la police nationale et de la garde civile… «Une riche panoplie délirante de type mégalomaniaque», écrit le juge dans le dossier d'instruction. L'enquête, actuellement en cours, est soumise au secret. Démasqué, le jeune imposteur ne se tait pas pour autant.

Depuis son arrestation pour «escroquerie» et «usurpation de fonction» puis son placement en «liberté conditionnelle», le Petit Nicolás écume les plateaux de télévision aux heures de grande écoute et affirme avec une assurance infinie «disposer d'informations très sensibles pour l'Etat». Même si les institutions mises en cause le nient catégoriquement, il continue de proclamer haut et fort qu'il a collaboré «en très haut lieu» avec le gouvernement national, les services secrets et la maison royale. Rien que ça.

A la mi-décembre, au cours d'une émission qui lui était consacrée sur la chaîne publique TVE1, le politologue Fernando Omega résumait ainsi ce phénomène de société : «Au début, l'histoire était presque amusante, on avait affaire à un petit effronté, à un rusé plutôt tête à claques qui s'approchait du pouvoir pour éventuellement glaner un peu de notoriété. Or, c'est aujourd'hui bien davantage qu'un Forest Gump prenant la pose avec des célébrités. Nous voici en présence d'un escroc qui évolue dans des ambiances louches et qui jette une lumière inquiétante sur les hautes sphères.»

Tout aurait commencé en mai 2008, lorsque sa mère, une femme de milieu modeste, amène son Nicolás à la FAES, le think tank du Parti populaire (la droite au pouvoir actuellement), afin de le propulser dans le mouvement de jeunesse du parti. Il n’a alors que 14 ans mais semble rapidement se faire une place puisque des photos de l’époque le montrent aux côtés des principaux dirigeants.

Depuis, à en croire les photos de sa page Facebook, le Petit Nicolás n’a cessé d’évoluer dans l’intimité des plus illustres personnalités du pays. Après avoir soufflé ses 16 bougies, il est vu aux côtés de l’ancien chef de gouvernement José María Aznar, du président du patronat, Juan Rosell, du leader syndical Cándido Méndez, de la maire de Madrid, Ana Botella, de l’ancien directeur du FMI Rodrigo Rato et de tant d’autres membres de la jet-set politico-économique, en majorité de droite. A chaque prise de vue, le juvénile imposteur semble être comme un poisson dans l’eau, avec le demi-sourire connivent et vaniteux de celui qui prétend appartenir à un club élitiste.

Au nom du roi

Le 19 juin 2014, jour du couronnement de Felipe VI, il trompe les services de sécurité du palais royal de La Zarzuela, à Madrid, et se faufile dans le cortège des «élus» ayant le privilège de baiser la main du nouveau monarque. Deux mois plus tard, le 14 août, le Petit Nicolás fait bien plus fort encore, en faisant courir la rumeur que le roi va débarquer à Ribadeo, une bourgade galicienne de 10 000 habitants (dans le nord-ouest de la péninsule). Le maire et bien d'autres tombent dans le piège, d'autant qu'un protocole de sécurité est déclenché, avec l'arrivée de quatre voitures officielles et huit gardes. Sauf que le roi n'est pas au rendez-vous. A la stupéfaction générale, c'est le pimpant et cravaté Nicolás que l'on voit sortir d'une luxueuse Audi. Le très respectable PDG des bus Alsa, Jorge Cosmen, fait partie d'une cohorte de personnalités flouées par l'adolescent : «Je me suis retrouvé attablé dans un restaurant avec ce jeune type arrogant et sûr de lui qui m'avait promis que le roi serait présent au déjeuner. A lui seul, Nicolás avait mis le village sens dessus dessous. Je ne sais toujours pas comment il a réussi son coup.»

La stratégie du jeune baratineur est somme toute classique : à chaque entourloupe, il se présente en tant qu'émissaire ou intermédiaire, au nom du roi, de tel homme politique de renom, de tel entrepreneur émérite. Il offre ses contacts, aussi importants qu'imaginaires ; son bagou et une incroyable assurance font le reste. Miguel Bernad, président du syndicat judiciaire Manos Limpias (à l'origine de l'éviction du juge Baltasar Garzón), s'est lui aussi fait berner : «J'ai vu un jeune homme éduqué, d'une grande agilité mentale, se disant mandaté par des instances politico-financières. Assez bluffant.»

Le Petit Nicolás ne s'est pas limité à flirter avec les hauts placés, il a aussi utilisé son entregent et ses supposés contacts en or pour monnayer ses services. Il a fait croire qu'il avait des affaires en Guinée équatoriale, au Mexique, dans les pays du Golfe ; prétendu pouvoir innocenter l'infante Cristina, accusée d'évasion fiscale ; obtenu une commission de 25 000 euros dans le cadre d'une opération immobilière louche - une affaire qui sera à l'origine de sa chute. D'après Elconfidencial.com, deux entrepreneurs escroqués de 65 000 euros n'oseraient pas porter plainte contre lui «par peur du ridicule».

«Un désordre de la personnalité»

Les recherches des enquêteurs ont finalement été couronnées de succès, et le coup de grâce porté par les services secrets eux-mêmes. Sur les plateaux de télévision, le Petit Nicolás n'a cessé de proclamer son appartenance au CNI en apportant mille détails pour accréditer son extravagant récit. Le jeune fort en gueule va jusqu'à dénoncer «des pratiques non légales» en son sein, au point que le directeur, Félix Sanz Roldán, a dû démentir en public les audaces du freluquet : «Jamais le CNI ne lui a confié la moindre mission.» Anonymement, un membre des services secrets a confié à El Mundo : «En septembre 2013, Nicolás a réussi à se faire inviter dans nos locaux avec un homme d'affaires. Il a dû mémoriser les lieux avec précision pour ensuite étayer ses mensonges.»

A la même époque, le Petit Nicolás falsifie sa carte d'identité, dont l'adresse correspond à une maison de 700 m2 dans la zone résidentielle d'El Viso, dans le nord de Madrid. Pour le psychiatre Enrique Rojas, celui qui alimente toutes les conversations dans le pays «est sujet à un désordre de la personnalité qui se manifeste par un comportement histrionique et par une grande intelligence sociale et donc un fort pouvoir de persuasion». D'autres le situent dans la traditionpicaresca espagnole, un genre littéraire issu du récit la Vie de Lazarillo de Tormés, publié en 1554, où le héros est un prodige de ruses en tous genres.

Quoi qu'il en soit, les débats passionnés suscités par ce personnage grotesque se résument à cette question : l'usurpateur est-il un petit (et mauvais) génie isolé, ou a-t-il agi pour le compte de tierces personnes ? Aurait-il un parrain qui tirerait les ficelles ? Beaucoup le pensent. A l'instar de Javier Ayuso, directeur adjoint d'El País et ancien directeur de la com de la maison royale : «Si on fait le compte de ses faits et gestes, de la quantité de gens importants qu'il a trompés, il est difficile de penser qu'il n'y a pas derrière lui une machinerie, et donc un chef d'orchestre.» Qui ? Des rumeurs parlent de Jaime García-Legaz, le secrétaire d'Etat au Commerce, avec qui il a échangé des WhatsApp compromettants sur fond de relation érotique ; d'autres évoquent l'ancien colonel de l'armée de terre, Juan Antonio Untoria Agustín, condamné pour blanchiment d'argent pour le compte de la mafia russe.

Société très perméable aux fanfaronnades

Tout de même, s'interroge-t-on dans les médias et sur les réseaux sociaux, comment cet adolescent a-t-il pu parvenir aussi loin et inquiéter les plus hautes autorités ? «Ce que montre à coup sûr ce feuilleton extravagant, estime le politologue Fernando Omega, c'est, d'une part, la porosité entre les milieux d'affaires et le monde politique, et, d'autre part, la facilité avec laquelle nos élites se laissent soudoyer. Le trafic d'influence corrompt notre système, et le Petit Nicolás, électron libre ou marionnette, en est un symptôme.»

Un symptôme, plus largement, d'une société très perméable à ce genre de fanfaronnade. C'est en tout cas l'avis du Nobel de littérature hispano-péruvien Mario Vargas Llosa, qui, dans un récent article publié dans El País, voyait le Petit Nicolás comme une manifestation très contemporaine : «Dans l'ère du spectacle qui est la nôtre, l'histrion est le roi de la fête. Les gens normaux ne nous intéressent pas, seulement les fabulateurs ou les bonimenteurs. Il n'est pas étonnant que des personnages comme le Petit Nicolás puissent nous emberlificoter et, au final, triompher.» Triompher, peut-être pas tout à fait : dans le cadre d'un procès dont la date n'a pas encore été fixée, Francisco Nicolás Gómez Iglesias risque, entre autres chefs d'accusation, jusqu'à trois ans de prison pour «usurpation de fonction».