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Libération
grand angle

Beyrouth Planches de salut

Prisonniers, domestiques étrangers exploités, réfugiées syriennes… Du nord au sud du Liban, la comédienne Zeina Daccache monte des pièces de théâtre avec les laissés-pour-compte.
publié le 19 janvier 2015 à 17h06

Zeina Daccache a les yeux rivés sur l'estrade, prête à bondir de sa chaise : «Aicha, hausse le ton, on ne t'entend pas !» Sa voix de stentor résonne depuis les escaliers dans la grande salle d'AltCity, un espace de coworking logé dans le quartier de Hamra, à Beyrouth. Les larges épaules de la comédienne libanaise de 36 ans se fondent au milieu d'une vingtaine de travailleurs africains. Ils viennent d'Ethiopie, du Soudan, du Cameroun, du Burkina Faso. Depuis dix mois, chaque dimanche, Zeina Daccache les réunit pour des ateliers de dramathérapie. La plupart sont des femmes travaillant comme domestiques et n'ont pas plus de 30 ans. Maquillées, parées de bracelets et de boucles d'oreilles, elles ont abandonné pour quelques heures leur austère uniforme couleur pastel. Mais le quotidien n'est jamais bien loin.

Ce matin-là, elles improvisent des rôles sur le thème du kafala, un système de parrainage spécifique au droit musulman - source de nombreux abus - qui lie les travailleurs immigrés à leurs employeurs. Sur scène, Aicha, travailleuse burkinabée, a pris de l'assurance dans le rôle de la patronne : «Tu ne peux pas appeler ta famille, ça me coûte trop cher. Tu téléphoneras dans un mois, arrête de gémir !» En face, Aminata implore, recroquevillée, dans un arabe teinté d'un fort accent : «Ma mère est très malade, elle est à l'hôpital, je dois lui parler, s'il vous plaît.» Aicha se met presque à hurler : «Tu es ici pour travailler, pas pour passer ta vie au téléphone !» «Freeze !» lance alors Nardi, une jeune Ethiopienne, qui grimpe sur l'estrade. La scène s'interrompt, les rôles s'inversent. Aicha parle maintenant d'une voix timide : «Madame, je voudrais sortir dimanche, je n'ai pas eu de congés depuis plusieurs semaines.» Nardi s'est glissée dans la peau de l'employeuse : «Sortir ? Si c'est pour rencontrer des voyous et finir enceinte… Tu n'es pas sérieuse, ma chérie.»

Zeina Daccache prend des notes, jaillit parfois sur scène pour singer les manières bourgeoises des patronnes libanaises, déclenchant l'hilarité. «Cet exercice leur offre un espace de liberté où elles peuvent se défouler, explique-t-elle. Ces femmes ont un énorme besoin d'exister, de s'affirmer, de ne pas être seulement considérées comme des machines.» Au fil des mois, le groupe a multiplié les exercices, comme les jeux de rôles, le mime ou les récits à la troisième personne. La majorité des participants, qui prenaient déjà des cours d'anglais à AltCity avec le collectif Migrant Workers Task Force, se sont métamorphosés. «Quand j'ai rencontré Zeina, j'étais solitaire, timide. Aujourd'hui, j'ai confiance en moi, je suis plus libre de m'exprimer et aussi de dire non», raconte, souriante, Olga, une Camerounaise de 23 ans. En partant des récits personnels qui ont tissé le fil d'une histoire universelle, la comédienne a écrit une pièce de théâtre dans laquelle les travailleurs vont jouer. «Avec la performance théâtrale, la thérapie du groupe s'achève, et celle de la société commence», explique Zeina Daccache, en tirant sur une énième cigarette. La comédienne rêve de susciter des débats, de bousculer les mentalités.

Les geôles de Roumieh

Elle n'en est pas à son coup d'essai. Depuis dix ans, elle se fait le porte-voix des marginalisés : toxicomanes, aliénés mentaux, prisonniers, travailleurs immigrés. «J'ai toujours cru qu'ils avaient plus de choses à nous dire, qu'ils pouvaient changer notre vision du monde.» En 2007, après des études de théâtre à l'école Philippe Gaulier à Londres et un master de psychologie clinique à Beyrouth, qui inclut deux ans de dramathérapie au Kansas, Zeina Daccache s'attaque à l'un des univers les plus hermétiques du Liban, celui des prisons. A 28 ans, elle fonde Catharsis, premier centre de dramathérapie au Moyen-Orient, et est marquée par une expérience dans les geôles de Volterra, en Italie. Après un an et demi de négociations avec l'Etat libanais, elle finit par pénétrer dans la plus grande prison de son pays, à Roumieh.

Les détenus ne connaissent d'elle qu'«Izo», la fausse blonde délurée qu'elle interprète chaque semaine depuis dix ans dans le programme satirique Basmat Watan, qui s'invite dans de nombreux foyers après le journal télévisé sur la chaîne LBC. Forte tête, Zeina Daccache a fini par se faire une place dans un monde entièrement masculin. Elle en impose, avec sa carrure solide, sa fougueuse chevelure noire, sa gestuelle débridée. En 2009, au bout de quinze mois de travail, elle monte la pièce de théâtre 12 Angry Lebanese avec des condamnés à de lourdes peines. Tout le gratin politique assiste à la représentation dans les murs de la prison, et le documentaire qu'elle tourne sur cette aventure est primé de nombreuses fois. Un mois après, la loi 463 sur les réductions de peine en cas de bonne conduite, votée en 2002, entre enfin en application. Deux ans plus tard, Zeina récidive dans la prison pour femmes de Baabda. Après une année de dramathérapie, elle y met en scène une nouvelle pièce, Shéhérazade à Baabda. Accusées de meurtre, de trafic de drogue ou d'adultère, les prisonnières racontent avec une intensité rare leur quotidien carcéral, mais aussi les abus de la société patriarcale - violences domestiques ou mariages forcés - dont elles ont un jour été victimes. Zeina Daccache en a tiré un nouveau documentaire, le Journal de Shéhérazade, qui vient de sortir dans les cinémas libanais. «Les évolutions sont très lentes. On doit souvent recommencer à zéro notre travail de sensibilisation car les ministres changent en permanence. Mais notre devise, à Cartharsis, c'est de croire qu'il ne faut pas rester silencieux sous prétexte que rien ne pourra évoluer. Il faut toujours essayer.»

C'est dans la bouillonnante Tripoli, la deuxième ville du Liban, dans le nord du pays, que Zeina Daccache s'est lancé un nouveau défi. Devant le petit jardin du Forum des handicapés, une trentaine de femmes voilées, regroupées en conciliabule, l'attendent avec impatience. «Chtatelik, Zeina. Tu nous as manqué.» Ces Syriennes ont fui Homs, Alep ou Raqqa. Depuis quelques semaines, elles ne ratent aucun des ateliers de dramathérapie du jeudi.

Pourtant, au départ, rien n'a été facile. Il y a six mois, elles étaient six à se présenter, puis dix, puis soixante. La comédienne rame pour les réunir. Elles amènent souvent leurs bébés dans un joyeux vacarme. «Pour elles, le théâtre était un luxe. Ce qui les préoccupait, c'était de nourrir leurs enfants, d'obtenir des aides, raconte Zeina. Petit à petit, elles ont compris que je leur offrais un espace où elles pouvaient se concentrer sur elles-mêmes.»

«J’aimerais m’échapper»

Dans l'une des salles sans âme du Forum des handicapés, les femmes se sont assises en cercle sur des chaises en plastique. Chacune sort de son sac deux bouts de papier froissés. Le premier symbolise l'image qu'elles renvoient à la société, le second raconte ce qu'elles ressentent. Hala se lève et brandit une feuille couverte de caractères arabes, la liste de ses tâches quotidiennes : ménage, courses, cuisine, et bien d'autres encore. «Je cours toute la journée, ça ne se termine jamais. Parfois, je voudrais effacer toutes les personnes de ma vie et prendre une minute pour moi», lance-t-elle. Silence dans la salle. «Montre-nous ton second dessin», l'encourage Zeina. Hala a crayonné les ailes d'un avion, le soleil et la mer. «J'aimerais tellement m'échapper d'ici, même pour passer une semaine seule à l'hôpital», soupire-t-elle, le regard fatigué. A côté, Hoda, robuste dans son abaya (robe islamique) noire, a jeté sur le papier un déluge de bombes, des images de mort. Sur le second dessin, elle a représenté une femme qui tend une main, un flot de larmes et, au fond, un couple tourné vers l'horizon. «Je n'arrive pas à oublier. Je veux comprendre pourquoi il me trompe. Il n'était pas comme ça avant de venir au Liban.» Zeina s'adresse au groupe : «Est-ce que quelqu'un veut lui donner un conseil ?» Une femme réagit. «Quand il revient vers toi, ignore-le, pour qu'il comprenne.» Une autre, la cinquantaine : «Tu ne peux pas accepter d'être traitée comme ça, il doit te respecter. Ça te demandera beaucoup de courage, mais tu dois divorcer.» Zeina fixe de nouveau Hoda, qui est au bord des larmes : «Prends exemple sur elles, regarde comme elles sont fortes.»Toutes applaudissent. La dramathérapeute intervient par petites touches, mais laisse avant tout la parole aux femmes. «J'amorce un dialogue, mais je donne rarement mon opinion. Elles devront pouvoir parler entre elles quand je ne serai plus là.»

Au printemps, elle montera une pièce pour sensibiliser les Libanais à la vie des 1,5 million de réfugiés syriens qui vivent dans le pays. «L'idée de jouer devant des Libanais nous fait peur, explique Fatima. Mais on veut leur montrer qu'on n'a pas choisi de vivre chez eux, qu'on n'est pas ici pour voler ou prendre leur travail. On a vécu des choses difficiles, ils ne doivent pas nous juger.»

«Standing ovation» finale

Retour à Beyrouth. Les mots de Fatima trouvent un écho dans la bouche d'Aicha, qui se prépare à monter sur scène : «On veut montrer aux Libanais qu'on est des êtres humains, que nous avons aussi une histoire.» La pièce de Zeina Daccache a finalement trouvé un nom, Shebaik Lebaik («tes désirs sont des ordres»), une formule inspirée du conte d'Aladin. Dans le décor dépouillé du centre AltCity, le public a répondu à l'appel, juste avant les fêtes de Noël. Les travailleurs montent un à un sur scène dans leurs habits traditionnels, rayonnants. Ils racontent leurs racines avec fierté, chantent chacun leur hymne national, dénoncent la brutalité du système de kafala, souvent avec dérision. Les dialogues se succèdent en arabe, un défi de plus pour les apprentis comédiens. Adossée à un mur, Zeina Daccache prend encore des notes, souffle parfois une réplique oubliée. Les spectateurs, serrés les uns contre les autres, applaudissent presque entre chaque scène, jusqu'à la standing ovation finale. Sur l'estrade, Aicha est comme sonnée. Ses yeux brillent de joie : «Je ne sais pas si cette pièce pourra vraiment changer notre condition mais, ce soir, je suis heureuse.»

Photos Dalia Khamissy