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Libération
Interview

En Tchétchénie, «Kadyrov se veut le leader des musulmans de Russie»

10 ans après l'attentat contre Charlie Hebdodossier
Alexei Malachenko, spécialiste de l’Orient et de l’islam au centre Carnegie de Moscou, revient sur la mobilisation exceptionnelle contre «Charlie Hebdo», à Grozny, lundi.
Des centaines de milliers de personnes manifestaient le 19 janvier 2015, à Grozny contre la une de «Charlie Hebdo», dans un pays d'1,2 million d'habitants. (Photo Yelena Fitkulina. AFP)
publié le 21 janvier 2015 à 16h59
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 17h02)

Des centaines de milliers de personnes (800 000, selon les autorités locales, dans un pays qui compte 1,2 million d'habitants) se sont rassemblées, lundi, lors d'une manifestation monstre à Grozny contre la dernière une de Charlie Hebdo. «Ceci est une manifestation contre ceux qui insultent la religion musulmane», a annoncé le dirigeant tchétchène prorusse, Ramzan Kadyrov, pour protester contre la caricature de Mahomet. Kadyrov, dirigeant autoritaire et protégé du Kremlin, avait appelé la population à exprimer sa colère. Après les attentats du 7 janvier contre l'hebdomadaire satirique, il avait décrit les dessinateurs de Charlie Hebdo comme des «personnes sans valeurs spirituelles et morales». Alexei Malachenko, spécialiste de l'Orient et de l'islam au centre Carnegie de Moscou, revient sur les racines de la mobilisation tchétchène contre Charlie.

Pourquoi les autorités tchétchènes ont-elles eu besoin de rassembler des centaines de milliers de gens «contre "Charlie"» ?

L’événement était un projet personnel de Ramzan Kadyrov, à des fins personnelles. Il fait tout son possible pour être un homme politique de niveau fédéral. Mais il ambitionne surtout de devenir le leader des musulmans de Russie, voire au-delà. Rassembler un million de personnes, ce n’est pas rien. D’un autre côté, la manifestation était très organisée, mais Kadyrov n’a pas eu à forcer les gens. Car quel que soit le rapport à ce qui s’est passé à Paris, les musulmans sont réellement vexés, des plus modérés aux plus radicaux.

Ces caricatures sont un point très sensible. De manière générale, ils n’aiment pas que l’on prenne des libertés avec leur religion. Mais la Russie n’est pas la France, nous n’avons pas de société civile, et les gens ne seraient jamais sortis dans la rue si l’événement n’avait pas été organisé d’en haut. Ils seraient restés chez eux à maugréer et devenir encore plus aigris, ce qui est peut-être pire…

Mais dans les autres régions musulmanes de Russie il n’y a eu aucune mobilisation…

C'est vrai qu'il ne s'est absolument rien passé ni à Kazan, ni à Naberejnye Tchelny, ni à Oufa (grandes villes peuplées majoritairement de musulmans, Tatars et Bashkirs, ndlr). Et même à Moscou, une manifestation du même type prévue le 25 janvier n'a pas été autorisée. Cela révèle des dissensions au sein de l'oumma russe. Personne n'a aimé les caricatures et le soutien qu'elles reçoivent en France, mais les réactions ont été très variées. Les leaders tatars ont pu s'exprimer sur le fait qu'il ne faut pas provoquer les musulmans, mais il ne leur serait jamais venu à l'esprit de mobiliser les masses. D'autre part, ce qui est possible dans le Caucase est impossible ailleurs : à Moscou, une telle manifestation aurait été tout bonnement perçue comme une provocation, avec des conséquences dangereuses pour les musulmans eux-mêmes.

Quelle est la position du Kremlin à l’égard de la manifestation de Grozny ?

La réaction du Kremlin a été favorable. Moscou en a aussi tiré profit, dans son positionnement vis-à-vis de l'Occident, en marquant la singularité russe : voyez comment les musulmans manifestent librement en grand nombre chez nous, tandis qu'une telle mobilisation ne serait jamais tolérée en France. En outre, Kadyrov a confirmé ainsi une fois de plus sa loyauté à Poutine, en brandissant des slogans anti-Occidentaux. Les intérêts de Poutine et de Kadyrov concordent, en matière de «xénophobie anti-occidentale», qui est la nouvelle politique officielle de la Russie. De manière générale, le pouvoir est toujours favorable à des démonstrations de fidélité, surtout de la part d'institutions religieuses, car il s'appuie sur elles pour accroître sa légitimité. A ce titre, il est intéressant de noter la présence de représentants de l'Eglise orthodoxe russe dans le cortège à Grozny.

Quels sont les défis que pose l’islam aujourd’hui en Russie ?

C'est la deuxième religion de Russie, et le nombre de musulmans ne cesse d'augmenter. L'immigration musulmane représente aujourd'hui cinq millions de personnes, des mosquées ont été construites à Vladivostok, à Ekaterinbourg, à Iakoutsk. Et la question de l'islam n'est pas du tout périphérique. Surtout avec ce qui se passe au Proche-Orient – des milliers de citoyens russes combattent en Syrie et en Irak pour l'Etat islamique. En Russie, l'islam se radicalise, lentement, mais sûrement. Cela ne veut pas dire qu'il y aura une révolution islamique demain, mais le problème s'aggrave sur fond d'une immigration croissante, de tensions interethniques, de pénétration de l'islam radical (Frères musulmans entre autres), de la politique du Kremlin dans le Caucase du nord… Entre-temps, des mosquées poussent partout, sauf à Moscou, malgré les 2 millions de musulmans (pour une population moscovite de 18 millions, ndlr), où les habitants sont particulièrement irrités par les migrants et les autorités ne veulent pas créer de foyers d'attraction pour les musulmans radicaux.