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Libération
Récit

A Athènes, la lutte des crasses

Cinq ans d’austérité ont aussi profondément affecté la vie démocratique grecque.
Une banderole protestant contre la fermeture de la branche grecque d'un site d'info alternatif sur le fronton de l'université d'Athènes, en avril 2013. (Photo Yannis Behrakis. Reuters)
publié le 22 janvier 2015 à 19h16

«Je vais te déchirer, je vais t'exploser pendant ton sommeil. Tu n'oseras plus sortir, tu n'oseras plus dormir. Je serais ton cauchemar…» Ces menaces sans détour ne sortent pas d'un polar, ni même d'un dialogue entre narcotrafiquants mexicains. Elles ont été proférées il y a moins de deux ans, à Athènes. En ce début février 2013, l'agresseur s'est identifié lui-même au téléphone : Dimitris Melissanidis, dit «le Tigre», est l'un des entrepreneurs les plus puissants au monde, propriétaire d'Aegean Oil, une compagnie pétrolière qui fournit l'essence de la marine américaine, patron d'un club de foot et, depuis peu, l'un des actionnaires principaux de l'Opap, la première société de paris en Europe. Plusieurs fois accusé de menaces verbales (sans jamais avoir été condamné), il s'adressait ce jour-là à Lefteris Charalambopoulos, journaliste à Unfollow, un petit magazine mensuel local. Lequel venait tout juste de publier une enquête sur la contrebande d'essence à laquelle se livre Aegean Oil, selon un rapport établi par les douanes grecques.

Ce scoop, comme les menaces d'un magnat du pétrole, auraient dû conduire, si ce n'est à un procès, du moins à une levée de boucliers médiatique. Il n'en fut rien. «La plainte que nous avons déposée a été classée sans suite et nous avons nous-même été poursuivis pour diffamation. Quant aux principaux médias locaux, ils n'ont pas évoqué l'affaire», constate Avgoustinos Zenakos, le rédacteur en chef d'Unfollow. Le cas n'est pas unique en Grèce, où les pratiques mafieuses et les scandales politiques reçoivent depuis longtemps un écho à géométrie très variable. «Mais, en quatre ans, la situation s'est détériorée», souligne Zenakos, qui évoque plusieurs cas de journalistes menacés, physiquement ou juridiquement, travaillant même parfois pour des organes de presse étrangers comme Reuters et The Guardian.

«Forceps». La Grèce est passée de la 68e place en 2008 à la 99e place en 2014 sur l'indice de la liberté d'expression. Au cours de la même période, la dette, elle, a continué à grimper pour atteindre 175% du PIB. C'est cet endettement irréductible qui monopolise les débats de l'actuelle campagne électorale en vue des élections législatives de dimanche, pour lesquelles Syriza («la coalition de la gauche radicale») est en tête des sondages.

Pourtant, crise économique et crise démocratique sont peut-être les deux faces d'une même pièce. Comme en témoignent les récentes dérives du travail législatif au Parlement. «C'est à partir de 2012 que le nouveau système a été mis en place», constate Sotiris Koukios, un journaliste indépendant, spécialiste du Parlement. Il dénonce la surabondance d'amendements qui n'ont rien à voir avec l'intitulé des lois : «C'est totalement illégal, la Constitution l'interdit. Mais c'est devenu la règle. Des mesures critiquables ou impopulaires passent ainsi au forceps sans aucune consultation. Car ces ajouts de dernière minute sont souvent illisibles et rédigés en centaines de paragraphes qui font référence à des centaines d'articles de lois, mentionnés par leur seul nom de code.»

Au centre d'Athènes, le Parlement grec, la Vouli, domine la place Syntagma qui fut le théâtre de gigantesques manifestations contre l'austérité. Leur répression fut d'une dureté inégalée. «Les violences policières sont également un des signes de ce déficit démocratique. Jamais les forces de l'ordre n'ont usé d'une telle violence, en toute impunité. C'est pour cette raison que les gens ne manifestent plus», explique de son côté Yorgos Avgeropoulos. Ce jeune cinéaste a consacré un film à la crise grecque, Agora, présenté ce vendredi au Festival international de programmes audiovisuels de Biarritz, qui établit justement un parallèle entre la crise économique et la crise démocratique (lire sur Libération.fr).Il dénonce également l'attitude de l'Europe, qui fait pression sur la Grèce pour qu'elle se soumette aux mesures d'austérité.

Créanciers. Depuis quatre ans, le pays est suspendu aux échéances financières qui pourraient ne pas être accordées s'il ne se soumet pas aux exigences des créanciers. «On vit sans cesse dans l'urgence, ce qui entraîne des dérapages qui nuisent à la démocratie», constate Koukios, intarissable sur les exemples de dérives démocratiques. «Nos créanciers ont exigé des privatisations. On a donc créé un organisme ad hoc qui ne rend de compte à personne : Taiped peut vendre ce qu'il veut, sans aucun contrôle du Parlement ni d'aucun organe. Dans quel autre pays européen accepterait-on de laisser une équipe de technocrates vendre même l'Acropole pour 5 euros sans avoir à se justifier ?» s'insurge-t-il.

Bien sûr, comme d'autres, Koukios espère un changement après les élections de dimanche. Mais sans grande illusion : «Tout nouveau pouvoir peut être tenté d'utiliser les mêmes méthodes désormais institutionnalisées pour faire ce qu'il veut. Et, surtout, au cours de ces élections, comme lors des précédentes, on est resté dans l'hystérie, le court terme. Sans jamais s'interroger sur la société qu'on souhaite bâtir.»