La Turquie certes n'est pas l'Iran où un journal a été interdit simplement pour avoir mis sur sa couverture la photo de George Clooney déclarant «Je suis Charlie». Ce n'est pas non plus le Pakistan, le Niger ou la Tchétchénie, où les manifestations anti-Charlie Hebdo se sont transformées parfois en émeutes visant la France et faisant des morts. Mais…
Les camions sortant d'une grande imprimerie à Istanbul ont été bloqués par la police mercredi 14 janvier, à 2 heures du matin. Les policiers, sans mandat de perquisition, ont ouvert les paquets et se sont jetés sur les exemplaires du journal Cumhuriyet. Depuis la veille, on savait que ce vieux journal mythique du kémalisme allait publier en supplément la traduction du dernier numéro de Charlie Hebdo. Les policiers scrutent toutes les pages du supplément, les photographient et les envoient à leur donneur d'ordre. Non, il n'y a pas de représentation du Prophète. Ouf, les camions peuvent partir. La direction du journal Cumhuriyet avait au dernier moment décidé de ne publier qu'une large sélection du numéro de Charlie Hebdo, sans sa couverture.
Le gouvernement AKP a justifié cette violation manifeste de la liberté de la presse par l'urgence de l'action préventive en vue d'empêcher, «au nom de la responsabilité sociale», qu'un crime ne soit commis. Ainsi, il reconnaît implicitement que si la couverture avait été publiée, il avait la ferme intention de faire saisir les exemplaires du journal, sans attendre une quelconque décision de justice. Un aveu en bonne et due forme de l'état de la liberté de la presse et de la liberté d'expression dans la Turquie d'Erdogan, et qui vient en confirmation du très sévère rapport portant sur ce sujet, accepté au Parlement européen il y a quelques jours.
Entre-temps, c'est l'agitation dans les milieux islamistes de Turquie. Et on découvre avec horreur que deux journalistes ont incorporé dans leurs colonnes la vignette de cette fâcheuse couverture. Le procureur ouvre immédiatement une enquête contre les impétrants pour incitation à la haine et blasphème. Depuis ce jour, le siège du journal est sous la protection de la police. Les manifestations se multiplient, il est vrai avec peu de participants, mais avec partout l'apologie publique et sans ambiguïté des crimes commis à Paris et sans que leurs auteurs soient inquiétés par la justice. Ragaillardis par cette impunité, certains manifestants annoncent devant la presse internationale que, «désormais, les musulmans prendront leur vengeance de n'importe quel mécréant» ! Sur les réseaux sociaux, les menaces et les injures fusent évidemment.
Si les procureurs, d'ordinaire si prompts en Turquie pour ouvrir des enquêtes contre le moindre mot de travers prononcé contre le chef de l'Etat, ne bougent pas devant ces apologies du crime et des criminels, et les menaces ouvertement proférées, c'est parce que le président de la République, comme le Premier ministre, accusent les survivants de Charlie Hebdo et les journalistes de Cumhuriyet de provoquer délibérément ces réactions, qu'ils évitent bien sûr de condamner. «C'est vous qui ouvrez la porte de la provocation, affirme Tayyip Erdogan contre les journalistes de Cumhuriyet. Votre démarche vise à détruire l'unité nationale.» Et grand amateur des théories du complot, il affirme que «les positions prises après l'attentat, le fait que les caricatures soient imprimées en millions d'exemplaires ne sont pas en rapport avec la liberté de pensée. Certains jouent ici des jeux dangereux».
Ahmet Davutoglu, le Premier ministre, ne peut que surenchérir : «Nous ne pouvons accepter les insultes faites au Prophète et nous ne resterons pas inactifs contre celles-ci, ni en Turquie ni dans le monde !» Et d'accuser ceux qui publient des caricatures infamantes exprès pour qu'on les attaque. Entre-temps, les tribunaux ont déjà interdit l'accès à tous les sites internet qui ont reproduit cette couverture devenue célèbre.
L'affaire Charlie Hebdo est un nouveau moment de rupture en Turquie. Un de plus après les événements du parc Gezi, mais qui révèle une évolution bien plus profonde. Au lieu d'alimenter un débat tout à fait légitime sur les limites de la liberté d'expression, Tayyip Erdogan, le gouvernement et leurs médias ont porté le débat sur un terrain théologique et proclamé, comme des théologiens, ce que l'islam ne peut tolérer. Or, leur maître à penser, le théologien Hayrettin Karaman, avait proposé la solution dans une de ses chroniques au journal progouvernemental Yeni Safak, il y a plus d'un an : «A mon avis, dans cette société presque cent pour cent musulmane, la première solution serait de mettre en place une démocratie qui accepte comme référence fondamentale l'islam. Mais si l'on insiste à maintenir une démocratie libérale, dans ce cas, les gouvernements ne doivent pas prendre des décisions contraires à un tel régime, mais les individus doivent aussi, pour respecter la majorité dont ils sont dépendants, ne pas utiliser volontairement certaines de leur liberté.» C'est grosso modo ce que propose aujourd'hui le pouvoir de l'AKP. Une démocratie dont les libertés sont délimitées selon les desiderata de la majorité sociologique du pays, les Turcs mâles et pratiquants sunnites.