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Analyse

Le crépuscule de la gérontocratie saoudienne

A l'agonie dans le plus grand secret, le roi Abdallah est mort ce jeudi soir. A près de 80 ans, le règne programmé du prince héritier Salmane pourrait n’être que de courte durée. Sur les rangs : le prince Moqran, plus jeune membre de la fratrie, a seulement 69 ans.
Des gardes royaux devant les portraits du roi Abdallah, du prince héritier Salmane et du vice-prince-héritier Moqren (de g. à d.), à Riyad en février. (Photo pool. Reuters)
publié le 22 janvier 2015 à 19h36

Libération publie cet article dans son édition de ce vendredi. La mort du roi Abdallah a été annoncée par le palais royal saoudien peu après minuit dans la nuit de jeudi à vendredi.

Le roi Abdallah dirige-t-il encore l'Arabie Saoudite ? Dans un pays où l'opacité est élevée au rang de vertu cardinale et la santé du monarque un secret d'Etat, la question n'appelle aucune réponse. Personne, hormis un cercle restreint de familiers, même pas le cabinet royal, ne sait exactement comment va le souverain wahhabite. Les rumeurs le disent inconscient mais elles sont invérifiables. On sait simplement qu'il est hospitalisé depuis le 31 décembre après une pneumonie et sous assistance respiratoire, qu'il est très vieux - environ 90 ans - et que les cercles du pouvoir préparent sa succession. En apparence, celle-ci sera sans surprise : c'est son demi-frère, le prince héritier Salmane, qui accédera au trône. Il est le 25e fils d'Abdelaziz ben Abderrahmane al-Saoud, dit Ibn Séoud, le fondateur du royaume, qui eut 53 enfants mâles et 36 filles issus de 32 épouses. Mais lui-même étant âgé (près de 80 ans) et déjà affaibli avec, selon des familiers du dossier, des moments d'absence, c'est un troisième personnage qui attire l'attention des diplomates : le prince Moqren ben Abdelaziz, 69 ans, 35e et plus jeune fils survivant d'Ibn Séoud. Comme le souligne un observateur, «la succession d'Abdallah ne devrait poser aucun problème, c'est après que les difficultés risquent d'apparaître».

Ligne dure. En Arabie Saoudite, les seules révolutions ne sont même pas de palais, mais de chambres et d'antichambres royales. Et le décret, pris le 27 mars 2014 par le roi Abdallah, nommant Moqren vice-prince-héritier, un titre tout à fait inédit dans le royaume, en est une. Le texte précise que cette mesure fut décidée par le conseil d'allégeance - censé désigner le futur prince héritier - «à plus de trois quarts» de ses 34 membres. Mais on sait aujourd'hui que le roi Abdallah n'avait réuni le conseil que pour lui demander d'approuver sa décision. Celle-ci a dû faire grincer les dents de certains princes qui voient Moqren leur passer sous le nez. Dans l'hypothèse où le prince Salmane devenu roi ne serait pas à la hauteur des immenses défis qui l'attendent, c'est lui qui exercerait le pouvoir. Or, étant le plus jeune des 35 fils d'Ibn Séoud, il contredit l'ordre de succession qui, dans le royaume saoudien, est adelphique, c'est-à-dire qu'elle s'effectue de frère en frère en respectant le droit d'aînesse. Par ce décret, le roi Abdallah a donc bouleversé la règle et permis à une génération beaucoup plus jeune d'accéder au pouvoir.

La gérotoncratie royale vient ainsi de connaître un premier bémol. Ce qui a aussi choqué certains princes, c'est que la mère de Moqren, Baraka al-Yamaniyah, la 18e épouse d'Ibn Séoud, soit yéménite. Or, le Yémen est un pays regardé avec une certaine condescendance par les Saoudiens, en raison du chaos quasi-permanent qui y règne depuis longtemps, et même avec suspicion depuis l'irruption sur la scène internationale d'Oussama ben Laden, dont la famille était originaire de l'Hadramaout (sud du pays).

Mais parmi les fonctions exercées par Moqren, on relève celle de directeur général de la première et plus importante agence de renseignements du royaume, la General Intelligence Presidency (de 2005 à 2012). Dans l’ombre ou comme émissaire officiel, il s’est impliqué dans nombre de dossiers où Riyad essaye de peser, comme la médiation entre les Etats-Unis et les talibans afghans ou le Pakistan. Et, comme Abdallah, il est aussi partisan de la ligne dure avec l’Iran et d’une politique visant à contrer la montée en force des chiites au Proche et Moyen-Orient. C’est donc un homme à poigne, qui a aussi la réputation d’être plutôt conservateur dans un pays qui, sur ce point, va de mal en pis : deux femmes, Loujain al-Hathloul et Mayssa al-Amoudi, seront bientôt jugées par un tribunal antiterroriste spécial après avoir été arrêtées parce qu’elles conduisaient une voiture.

Il est donc peu probable que de réelles réformes démocratiques surviennent prochainement dans le royaume. D'autant plus que des milliers de jeunes Saoudiens ont rejoint la cause jihadiste en Irak et en Syrie et que l'Etat islamique défie ouvertement le régime, engagé contre lui au sein de la coalition menée par les Etats-Unis. Ainsi, en réplique, l'EI a lancé, le 5 janvier, sa première attaque d'envergure contre un poste-frontière saoudien près de la ville d'Arar, au cours de laquelle trois soldats, dont un officier supérieur, ont été tués. Un mur de protection, sorte de Grande Muraille moderne longue d'environ 950 km, est en construction le long de la frontière avec l'Irak, dont environ un tiers du pays est à présent contrôlé par les jihadistes. Il y a plusieurs mois, le calife Ibrahim, alias Abou Bakr al-Baghdadi, l'émir de l'EI, avait d'ailleurs lancé le mot d'ordre «nous arrivons» à l'adresse des dirigeants saoudiens.

Baisse du baril. Outre le prince Moqren, le roi Abdallah a également nommé nombre de membres de sa famille à des positions importantes dans les domaines stratégiques. De son côté, Salmane, le roi de facto, compte aussi beaucoup sur l'un de ses fils, Mohammed ben Salman, qui a le rang des ministres d'Etat. Sans cesse au côté de son père, il s'occupe beaucoup des affaires militaires et pourrait devenir le prochain ministre de la Défense. Là encore, sa nomination traduit la volonté du régime de permettre aux jeunes générations d'accéder au pouvoir.

Autre sujet crucial pour l’Arabie Saoudite : sa relation avec les Etats-Unis, à un moment où Barack Obama cherche à s’entendre avec Téhéran et où le royaume s’est lancé dans une stratégie risquée de baisse du prix du baril afin de décourager de nouvelles explorations et garantir ses parts de marché. Sans compter que celle-ci permet d’affaiblir ses deux adversaires, eux aussi des pétro-Etats, l’Iran et la Russie, dans la guerre par procuration que les uns et les autres se livrent en Syrie. La baisse s’annonce durable : Riyad a semble-t-il les moyens de tenir cette politique encore deux ans. Ancien pilote qui parle bien l’anglais (appris notamment pendant ses études dans une université de la Royal Air Force en Grande-Bretagne), le prince Moqren aura sans doute aussi un œil sur ces dossiers.