C’est une bourgade indonésienne en lisière de jungle où les villageois pataugent dans une sciure vénéneuse. L’endroit est entièrement livré à l’exploitation forestière illégale. Un baron local organise le trafic de bois, la routine pour Faith Doherty et son guide, qui espèrent le surprendre avec leur caméra cachée. Mais le vieux baron est absent. Ce jour-là, dans la vaste scierie clandestine, le neveu et ses sbires repèrent les intrus. Et improvisent un violent kidnapping. Ils tabassent, flingue en main, et enferment les enquêteurs durant trois jours, mais oublient la caméra.
Faith Doherty enregistre l'agitation aux fenêtres de sa geôle de fortune, la police qui s'interpose, les malfrats et leurs machettes qui veulent lui faire la peau. «Je me suis dit : si ça doit mal finir, autant filmer tout ça», raconte-t-elle aujourd'hui. Le duo est finalement exfiltré par des forces de l'ordre débordées, puis jeté dans une voiture jusqu'au tarmac d'un aéroport, leur coucou décolle à portée de machettes. Le lendemain, Faith et ses collègues donnent une conférence de presse à Jakarta. «On voulait montrer à ces types qu'on ne se laisserait pas intimider.»
Quatorze ans plus tard, un homme commente cette mission à haut risque, d'un ton neutre et avec un léger accent du Norfolk. Il s'appelle Julian Newman. Visage taillé au burin, joues creuses, regard clair, 48 ans et de l'azote liquide dans les veines, jamais un mot plus haut que l'autre. En 2000, lorsque Faith Doherty est enlevée en Indonésie, il ferraille à Londres pour trouver une solution, avant de sauter dans un avion. Il pourrait raconter comment il a remué ciel et terre, l'oreille greffée au téléphone, son grand corps plié en deux devant l'ordinateur, ou comment il a fait jouer ses contacts diplomatiques les plus secrets. Il résume simplement : «Ça a été une longue journée.»
Julian Newman supervise toutes les missions de l’Environmental Investigation Agency (EIA), une ONG britannique qui lutte contre la criminalité environnementale. Son agence accumule des preuves et dénonce le trafic de bois, le braconnage d’éléphants et de rhinocéros, la vente d’os et de peaux de tigres, la pêche illégale… C’est une équipe de détectives hors normes, qui remonte les filières de secteurs criminels méconnus mais en pleine expansion, générant chaque année entre 57 milliards et 174 milliards d’euros de profits, selon les estimations du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). Derrière ces trafics, on trouve des réseaux puissants et organisés qui n’ont rien à envier aux parrains de la drogue et des armes, mais aussi des mouvements terroristes comme l’Armée de résistance du seigneur, qui profite du trafic d’ivoire en Ouganda, ou les shebab somaliens qui entretiennent la contrebande de charbon de bois.
Les deux pieds dans la boue ou dans la brousse
Les méthodes de l'EIA sont étonnantes, à la hauteur des enjeux et de leurs dangers. S'inspirant du renseignement et du journalisme d'investigation, les agents fréquentent des indics, jonglent avec les identités et baladent leurs caméras cachées de rendez-vous d'affaires en scènes de crime - forêt décimée, élevage de tigres clandestin ou marché interlope. Les preuves réunies sont envoyées aux autorités avant d'être exposées dans des rapports. Ces enquêteurs sous couverture, les deux pieds dans la boue ou dans la brousse, sont parfois surnommés «les James Bond verts». Newman fait la moue : «Nous ne sommes pas des espions, ni des agents du gouvernement !» Lui préfère le terme d'«écodétective».
Le dernier coup d'éclat de l'agence remonte à quelques mois. Grimés en hommes d'affaires, des limiers de l'EIA ont enquêté sur le commerce illégal d'ivoire entre la Tanzanie et la Chine. Quelques lignes croustillantes de leur rapport ont affolé les médias. D'après des témoignages recueillis en caméra cachée, la délégation du président Xi Jinping aurait rempli ses valises d'or blanc après une visite officielle en Tanzanie en mars 2013, entraînant une brutale hausse des prix. Pratique courante des voyages diplomatiques, a déploré l'EIA. Foutaises, ont répondu en chœur les responsables tanzaniens et chinois. «Notre info a été confirmée par plusieurs sources de différentes nationalités, argumente Julian Newman. S'il y a une faille dans un rapport, toute notre enquête s'écroule. On ne peut pas se le permettre.» L'affaire a fait tellement de bruit qu'une partie de l'équipe a été convoquée à l'ambassade de Chine au Royaume-Uni. «Ils voulaient qu'on s'excuse et qu'on modifie le rapport, sourit Mary Rice, directrice exécutive de l'agence. Bien sûr, on a dit non !»
Déçus de Greenpeace
Les pressions font partie du job. Pour s'en affranchir, l'EIA n'entretient pas de bureau à l'étranger. Toutes les enquêtes commencent à Londres, dans les anciens locaux d'une start-up informatique emportée par la spéculation. Une discrète porte grillagée donne sur Upper Street, coincée entre un resto et une boutique en réfection. Quelques marches plus haut, le visiteur foule une moquette bleu océan usée. Le papier peint fait des vagues et des vêtements sèchent dans les toilettes. L'esprit start-up colle aux murs. «Le propriétaire doit bientôt faire un rafraîchissement, rassure Newman. On ne dépense pas d'argent en locaux flambant neufs, ni en publicité. Tout part dans les frais de fonctionnement et les enquêtes.»
Les investigations coûtent plusieurs dizaines de milliers d’euros chacune, et elles s’étalent souvent sur plusieurs années. Elles ont déjà permis d’obtenir de belles victoires, jouant un rôle dans l’interdiction des ventes d’ivoire en 1989 et dans la fin de la commercialisation de bois illégal aux Etats-Unis en 2008 et en Europe en 2013. Les détectives concentrent leurs efforts sur des pays et des cas très précis. Pas possible de faire plus. Les financements proviennent seulement de dons et de subventions pour lesquelles l’agence se porte candidate auprès de fondations privées et d’institutions comme l’UE ou le département du développement international britannique.
L’EIA a été conçue comme une structure poids plume, assemblée par des activistes déçus des pesanteurs de Greenpeace. En 1983, leur première enquête les mène au large des côtes norvégiennes, dans le sillage d’un baleinier en chasse. Sous l’œil de leur caméra 16 mm, penchée sur une mer scintillante, un petit rorqual est découpé en morceaux. Mais un marin a sorti le fusil et les enquêteurs essuient une demi-douzaine de coups de feu. Le code génétique de l’agence s’écrit là, dans ce mélange original de preuves filmées et d’adrénaline. Aujourd’hui, l’EIA rassemble une bonne vingtaine de personnes aux expériences variées : journaliste, militant des droits de l’homme, biologiste, avocat…
Julian Newman était reporter pour un tabloïd, habitué à planquer dans les voitures à l'affût du scoop, avant de tomber sur une annonce alléchante : «Groupe écologique cherche enquêteur. Doit aimer le voyage. Une expérience en journalisme serait un plus.» L'offre était restée évasive. On ajoutera au CV un goût prononcé pour la technologie, des hectolitres de sang-froid et un certain talent pour le baratin - surtout si la technologie déraille.
A l'étage du QG londonien, Sandy Watt veille sur de précieuses armoires. Elles contiennent les micros, les mini-caméras et tout le matériel embarqué dans les opérations. Le trentenaire est un ancien consultant en ornithologie, dont la dernière acquisition est un drôle d'oiseau en pièces détachées qui rutile dans une mallette : un drone. «Il pourra nous permettre de ramener de super images d'endroits où on ne peut pas aller, en survolant la forêt par exemple», s'enthousiasme le vidéaste. La miniaturisation et les smartphones ont bousculé les méthodes des détectives, pas toujours aidés par la technologie. «Quand j'ai débuté, je devais cacher la caméra dans un sac qui chauffait vite, se souvient Newman. Si tu étais chanceux, tu avais quarante minutes d'enregistrement. Pendant un rendez-vous avec un trafiquant, il te fallait toujours une excuse pour courir aux toilettes et changer la batterie sans avoir l'air suspect. Tu disais que tu avais mangé trop épicé, que ton estomac était fragile ou n'importe quoi !»
Blinder son rôle, ses réflexes
Pour parfaire ses fausses identités, le taulier de l'EIA s'appuie sur de bonnes vieilles fiches cartonnées qui sonnent comme un Questions pour un champion de la nature : Prix du marché du bois ? Volume en mètre cube d'un arbre abattu ? Tarif d'un kilo d'ivoire ? «Quand tu parles affaires, tu dois savoir répondre tout de suite, dit-il en claquant des doigts. Sinon, on voit vite que ton histoire ne tient pas la route.»
Malgré l'aide des drones, des caméras et des antisèches, le facteur humain est primordial, comme dans tout travail de renseignement qui se respecte. La couverture inventée doit être crédible et inciter l'interlocuteur à se mettre à table. Julian Newman sourit : «C'est surprenant de voir à quel point les gens peuvent être bavards. Ils se vantent, ils sont fiers de te dire combien d'argent ils gagnent. Je me souviens d'un type affable, un peu ridicule, dans un hôtel cinq étoiles de Hongkong. Immédiatement, il me dit : "Vous savez, tout ce bois, il ne vient pas de Malaisie mais d'Indonésie. C'est de la contrebande. Et je suis expert là-dedans".» Suspicieux devant si peu d'inhibition, Newman passe quatre jours à le suivre, d'un hôtel à l'autre, tout en réussissant à éviter de frayer avec celles que l'homme appelle ses «épouses locales» - des prostituées. La rencontre avec cet homme d'affaires fut décisive. Dès 2005, les infos obtenues ont entraîné une série de mesures contre l'exploitation forestière illégale en Indonésie.
Tous les trafiquants ne sont pas aussi insouciants que cet amoureux des beautés hongkongaises, et la moindre faille peut mettre à bas des années d'enquête. Au début de chaque investigation, les écodétectives testent leur couverture sur des entreprises sans histoire. Ensuite, la préparation prend une dimension plus personnelle : il faut blinder son rôle, ses réflexes. Un art que Mike maîtrise à merveille. «C'est l'un de nos meilleurs agents», assure Newman, qui fait équipe avec lui depuis des années. Mike est un nom d'emprunt, il a une femme et des enfants, il travaille en Asie et déteste prendre la parole en public. «Quand je me mets dans la peau d'un personnage, c'est plus facile, je n'ai pas à être moi-même», précise l'anonyme lors d'une conversation sur Skype sans vidéo. Secret oblige, on n'en saura pas beaucoup plus, si ce n'est qu'il aime jouer les négociants impatients et vulgaires. Parce qu'il les connaît bien. «En Afrique, une fois, un mec m'a amené un morceau d'ivoire. Je me suis énervé tout de suite : "Ne me donne pas cette merde !" C'est la réaction qu'ils attendent d'un acheteur exigeant.» Mike a bouffé des kilomètres de jungle et de poussière dans une dizaine de pays. Il a connu la prison aussi, quelques jours, après avoir été surpris en train de filmer. Une grosse frayeur. «A l'époque, j'étais plus couillu, mais je suis prudent aujourd'hui.» L'homme est devenu père de famille. Avant chaque enquête, sa femme lui glisse : «Rappelle-toi que les enfants t'attendent à la maison.» Dix ans que Mike sirote des cocktails face à des truands, imite les accents avec plus ou moins de talent, change de style vestimentaire, se teint les cheveux. Beaucoup d'efforts et de rares victoires, ce qu'il admet avec une pointe d'amertume. «Ce qui continue à m'étonner, c'est que ces gens puissent opérer à une telle échelle sans rencontrer d'obstacles.»
«Snowden de la nature»
Pendant longtemps, les crimes environnementaux ont été considérés comme mineurs. Pas forcément prioritaires, loin derrière le terrorisme, la cybercriminalité ou la lutte contre la drogue. «Le nombre de ces crimes augmente, mais nous ne voyons pas une hausse équivalente des poursuites et condamnations», déplorait récemment Michèle Coninsx, présidente d'Eurojust, lors d'une conférence de presse donnée par cette organisation de coopération judiciaire de l'Union européenne. La criminalité environnementale reste synonyme de gros profits et de risques faibles, même si les autorités rattrapent leur retard.
Interpol a lancé en novembre une vaste opération, inédite, pour arrêter une centaine de malfaiteurs environnementaux. Nom de code : Infra Terra. L’agence de coopération policière aux 190 pays membres recoupe régulièrement ses sources avec l’EIA. Dans la lutte contre ces crimes qu’on disait «émergents», l’ONG britannique a développé une expertise rare, fruit d’enquêtes sophistiquées qu’on pourrait croire réservées aux forces de police.
«C'est vrai, c'est un travail de flic, concède Jacky Bonnemains, fondateur de l'association française Robin des bois, qui garde un œil sur les trafics et procède à des échanges d'informations avec ses pairs londoniens. Mais c'est la vocation des ONG de servir d'aiguillon aux douaniers, à Interpol et aux gouvernements.» En 2014, les enquêteurs de l'EIA ont contribué au lancement de la plateforme WildLeaks, fondée par une ONG américaine. Sur le modèle de WikiLeaks, elle vise à collecter les tuyaux anonymes de ceux qui voudraient dénoncer la corruption ou le braconnage, tels des «Snowden de la nature».
Pour Andrea Crosta, le papa de WildLeaks, ce boulot de renseignement effectué par des associations est indispensable : «Les organisations internationales ou nationales chargées de faire appliquer les lois font du bon travail, mais elles sont souvent lentes, bureaucratiques et en sous-effectif. Les conséquences sont devant nous : très peu de criminels environnementaux d'envergure ont été neutralisés ces dernières décennies, et aucun fonctionnaire ou agent de sécurité haut placé et corrompu n'a été confondu.»
En s’approchant au plus près des criminels et de leur mode opératoire, les agents de l’EIA prennent des risques gigantesques. John Sellar, ancien chef du service d’application de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites, sous l’autorité des Nations unies), connaît bien les rouages grippés de la lutte contre la criminalité environnementale (1). Il est aujourd’hui consultant et spécialiste du crime organisé. L’homme apprécie le travail de l’EIA depuis longtemps - leurs informations ont régulièrement nourri ses investigations. Néanmoins, il ne cache pas ses craintes face aux opérations de terrain menées par des ONG, qu’il a synthétisées dans une tribune au titre provocateur : «Qui garde les gardiens amateurs ?»
Joint par Libération en Ecosse, il précise ses propos : «[Ces opérations] doivent être soigneusement mesurées. Lorsqu'un officier de police mène une enquête undercover, c'est une mission formellement autorisée, il y a des limites. Les agents sont responsables. S'ils dérapent, ils peuvent être jugés. J'ai dit que les ONG constituaient "un mal nécessaire" du combat contre la criminalité environnementale. L'expression est un peu excessive, mais nous devons être vigilants à ce sujet. […] Durant mes années aux Nations unies, j'ai vu certaines personnes décidées à devenir des Sherlock Holmes, des justiciers de la lutte contre le crime.»
Une vie de polar
Retour à Londres. En fin de journée, les détectives ont pris l'habitude de fendre Upper Street pour rejoindre la chaleur humide du pub, de l'autre côté de la rue, à l'abri du crachin et de la nuit. Julian Newman se tient face au comptoir, toisant les clients du haut de son mètre 95. Entre anecdotes et plaisanteries, le roc de l'EIA s'effrite un peu, sourire aux lèvres, devant une bière sans mousse qu'on lève aux absents. Il boit presque d'une traite, pleines gorgées fraternelles. Mike-sans-visage est à l'autre bout du globe. Sa collègue Faith au travail en Birmanie. Déterminée comme au premier jour, celle-ci dit au téléphone : «Pour ce boulot, tu as besoin d'un sacré sens de l'humour, sinon tu deviens dingue.» Au comptoir, il faut que l'esprit vagabonde et noie les enquêtes haletantes, cette seconde peau. Une vie de polar à laisser au bureau. Sans oublier tous ces truands insaisissables, coincés dans la tête à défaut d'être derrière les barreaux.
Quand il rentre chez lui, Julian Newman pense-t-il à Ali Jambi, ce gangster indonésien qu'il a traqué pendant plus d'une décennie ? L'homme avait des alias en pagaille, une véritable anguille. On murmurait qu'il était le «roi du ramin», un bois tropical rare dont il supervisait le trafic. Personne ne connaissait son visage. «On avait son numéro de téléphone et l'adresse d'un certain Ali Jai à Singapour, sans savoir si les deux étaient liés. Nos agents sont allés frapper à sa porte pendant qu'on essayait de l'appeler. Quand il a ouvert, son téléphone a sonné. Bingo. On savait que c'était lui.» La suite n'a rien donné. Intouchable, le magnat du ramin aurait diversifié son royaume : mines de charbon, extraction de sable… Il vit probablement à Singapour. Peut-être derrière la même porte. Mais le détective coupe court : «Tu sais, c'est la vie. Tu ne peux pas en faire une affaire personnelle.»
Photo Manuel Vasquez
(1) «The UN’s Lone Ranger», de John M. Sellar (Whittles, 2014, non disponible en français).