Dix jours après la publication d'une nouvelle caricature de Mahomet en une de Charlie Hebdo, les partis religieux pakistanais ont bien manifesté, vendredi, dans les principales villes du pays, mais échouant une nouvelle fois à en faire une démonstration de force massive. «Peuple de France, peuple du Danemark, écoutez bien, nous irons à la poursuite de quiconque blasphème», a lancé Siraj ul-Haq, le chef du grand parti islamiste Jamaat-e-Islami (JI), à la pointe du mouvement, lors d'un rassemblement d'environ 15 000 personnes à Islamabad. A Peshawar, Karachi, Quetta ou Lahore, plusieurs milliers de personnes - un chiffre modeste dans ce pays de 200 millions d'habitants - ont brûlé des drapeaux français et menacé de mort la France et Charlie Hebdo.
Illettrée. Puni par la peine capitale, le blasphème est pourtant un sujet explosif dans la République islamique. Les accusations de blasphème provoquent régulièrement des réactions ultraviolentes au sein d'une population dont près de la moitié reste illettrée. Le 16 janvier, trois personnes ont été blessées lors de heurts entre les manifestants anti-Charlie et la police devant le consulat français de Karachi. Mais ce bilan reste moins lourd que lors des dernières manifestations du genre, en 2012, contre un film anti-islam, l'Innocence des musulmans, produit aux Etats-Unis (plus de 20 morts et des centaines de blessés).
La mobilisation contre Charlie Hebdo semble freinée par un contexte national particulier : si certains ont décrit les attentats de Paris comme le «11 Septembre français», les Pakistanais disent, eux, avoir vécu leur «11 Septembre» le 16 décembre dernier. Le pays, qui lutte depuis 2007 contre une insurrection talibane alliée à Al-Qaeda, a alors fait face à la pire attaque terroriste de son histoire : 134 enfants et plusieurs enseignants ont été massacrés par un commando taliban dans une école gérée par l'armée à Peshawar, capitale du nord-ouest du pays. Plusieurs élèves y ont été traqués et exécutés de balles dans la tête.
Exécutions. La réponse du gouvernement et de la puissante armée a été sans précédent, avec comme objectif affiché une tolérance zéro face à l'extrémisme, après des années de complaisance. Des centaines de suspects ont été arrêtés, le moratoire sur la peine de mort pour les condamnés pour terrorisme a été levé et les exécutions ont repris. Le Parlement a aussi donné son feu vert à des tribunaux militaires qui jugeront désormais les affaires de terrorisme.
Egalement annoncée, une réforme du nombre exponentiel d'écoles coraniques, dont certaines sont soupçonnées de former des apprentis jihadistes. Particulièrement opposés à cette mesure, les parlementaires de Jamaat-e-Islami et de la Jamaat Ulema-e-Islam, principale formation islamiste du pays et historiquement proche des talibans, se sont abstenus lors du vote, dénonçant une loi qui «liait la religion au terrorisme».
Face à cette rhétorique gouvernementale et au ras-le-bol de l'opinion, ces partis islamistes sont sur la défensive. Ils utilisent donc l'affaire de la dernière caricature de Charlie comme une opportunité de faire parler d'eux dans la rue. «Ils ont perdu du terrain politique depuis l'attaque de Peshawar ; il y a beaucoup plus de critiques et d'hostilité contre les groupes extrémistes dans la société», souligne l'analyste Hassan Askari Rizvi. Ces partis tentent de «diluer les critiques contre les groupes extrémistes et de détourner l'attention vers le blasphème, afin de regagner l'espace perdu dans l'opinion publique», poursuit-il. Mais selon le général à la retraite et expert Talat Masood, l'attaque de Peshawar et son «inhumanité» ont eu «un impact majeur». «La population a pris conscience du grave danger et des menaces que ces groupes font peser sur le pays», estime-t-il. Comme un symbole, l'appel à manifester contre Charlie du 16 janvier a d'ailleurs été en partie éclipsé par les célébrations en hommage aux victimes de Peshawar, un mois après l'attaque.
Pénuries. Islamabad a vivement condamné les attentats de Paris. Mais les parlementaires et le Premier ministre, Nawaz Sharif, ont également fustigé la une de Charlie. «La principale base électorale de Nawaz Sharif étant la droite dure, il fallait qu'il condamne, mais il n'ira pas plus loin», explique Hassan Askari Rizvi. Car ni son gouvernement, affaibli par des mouvements d'opposition à répétition, ni l'armée, qui multiplie les représailles contre ces extrémistes, n'ont intérêt à favoriser le discours des islamistes et le chaos dans les rues. Le contexte sécuritaire ne pousse donc pas les partis islamistes au jusqu'au-boutisme.
La population, elle, est empêtrée dans un quotidien plombé par des pénuries catastrophiques d’essence, qui s’ajoutent aux coupures de gaz et d’électricité… Reste un risque : en cas de faible mobilisation dans les prochaines semaines, les islamistes pourraient pallier cet échec en provoquant des violences pour faire parler d’eux.