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Analyse

Syriza, rejeton des maux grecs et européens

Le vote vient rappeler que la crise du pays n’est pas seulement due aux dysfonctionnements nationaux. L’Europe doit aussi assumer ses responsabilités.
par Jean Quatremer, De notre correspondant à Bruxelles
publié le 25 janvier 2015 à 22h26

La Grèce est une épine douloureuse dans le flanc de la zone euro. Presque cinq ans après le début de la crise des dettes souveraines, le pays n’est toujours pas sorti d’affaire, même si, à la différence de l’Irlande, du Portugal ou encore de l’Espagne, il vient enfin de renouer avec la croissance (Chypre est en voie de guérison accélérée). Pourtant ses partenaires n’ont pas mégoté leur soutien : 240 milliards d’euros d’aides directes (Etats de la zone euro, Mécanisme européen de stabilité et Fonds monétaire international), 34 milliards d’euros en rachat d’obligations par la Banque centrale européenne et 115 milliards d’euros d’effacements de dettes, supportés par les créanciers privés. Mieux : à elle seule, la Grèce a obtenu plus de prêts du Fonds monétaire international qu’aucun autre pays au monde, même si la faillite de 2010 se paie cher en termes de niveau de vie, de chômage, de vies brisées. Pourtant, en dépit de cette solidarité financière sans précédent, le chemin est encore long pour Athènes, et les soubresauts politiques locaux menacent toujours de propager l’incendie au reste de la zone euro.

Incompétence. Montrer du doigt la Grèce, comme le fait à plaisir l'Allemagne, est néanmoins une façon bien commode pour l'Europe de s'exonérer de ses responsabilités. Certes, la Grèce est un Etat profondément dysfonctionnel (clientélisme, corruption, bureaucratie, incompétence) et son économie n'a jamais été une économie de marché moderne. Mais ces maux ne datent pas de la crise, qui n'a fait que les révéler au grand jour. L'aveuglement européen est proprement sidérant : comment la Banque centrale européenne, la Commission, les ministres des Finances et enfin les chefs d'Etat et de gouvernement ont-ils pu approuver, en 2000 et à l'unanimité, son adhésion à l'euro alors que tous les connaisseurs de ce pays savaient que les comptes présentés par la Grèce pour se qualifier étaient truqués ? Le gouvernement grec l'avouera d'ailleurs en 2004, au lendemain des fastueux et ruineux Jeux olympiques d'Athènes : la nouvelle majorité conservatrice (Nouvelle Démocratie) a alors reconnu que les socialistes du Pasok avaient divisé par deux le déficit public depuis 2000. Mais il n'y a eu aucune enquête pour remonter plus loin, car l'adhésion de la Grèce a été décidée sur la base des chiffres de 1999… A l'époque, le gouvernement grec fut à peine admonesté, y compris par les vertueux Allemands. Trop gênant pour eux et la zone euro. Berlin et Paris ont même refusé de conserve de donner des pouvoirs d'investigation à Eurostat, l'institut de statistique européen, comme l'avait alors proposé la Commission, afin que l'affaire ne se répète pas.

La prétendue efficience des marchés a aussi été prise en défaut : sans se poser plus de questions, ils ont continué à prêter à la Grèce à des taux allemands, encourageant ainsi le pays à s’endetter plus que de raison. Lorsque la crise éclate en novembre 2009, c’est à la suite de la reconnaissance par la nouvelle majorité socialiste d’un second mensonge : les comptes publics ont été une nouvelle fois maquillés et le déficit divisé par trois au cours des dernières années. Mais les circonstances ont changé : la crise financière a éclaté en 2007, et les marchés, cette fois, paniquent. Très rapidement, la Grèce est incapable d’aller se financer sur les marchés. Pour éviter la faillite du pays et un risque de contagion au reste de la zone euro, les Européens sont contraints de lui venir en aide et de prendre en main la gestion du pays pour lui imposer de construire enfin un Etat fonctionnel, ce qu’Athènes n’a jamais réussi à faire depuis l’indépendance du pays en 1830… En 2014, les écuries d’Augias n’ont été que partiellement nettoyées, même si aucun pays n’a accompli autant d’efforts. Ni Nouvelle Démocratie ni le Pasok ne veulent vraiment que les choses changent. Pourtant, les Grecs sont massivement en faveur de la construction d’un Etat efficace et restent massivement attachés à l’euro, en dépit des efforts consentis (autour de 75% contre 85% avant la crise). Mais ils sont épuisés par les coupes budgétaires exigées encore et toujours par les Européens et le Fonds monétaire international, alors même que leur budget est à l’équilibre primaire (hors intérêts de la dette).

Réforme. C'est sur ce terreau que prospère Syriza. Contrairement à ce que feignent de croire Berlin et un certain nombre de capitales européennes, cette victoire ne serait ni apocalyptique ni déraisonnable. Ce parti ne prône plus la sortie de l'euro mais veut simplement renégocier la trop lourde dette ainsi que le programme d'austérité imposé par la troïka pour s'attaquer enfin à une réforme en profondeur de l'Etat (lire ci-contre). La dette publique (177% du PIB, détenue aux trois quarts par la zone euro et le Fonds monétaire international) constitue une charge insupportable et ne pourra jamais être remboursée à échéance prévisible : il faudrait à la Grèce au moins vingt ans pour la ramener à 60% du PIB, et encore, à condition de dégager un excédent budgétaire primaire annuel compris entre 8,4% et 14,5% du PIB, en fonction du scénario de croissance retenu, ce qu'aucun pays au monde n'a jamais fait… Certes, les prêts européens ont vu leur durée étirée à 30 ans et leurs taux abaissés à moins de 1%, mais rien n'empêcherait d'étendre leur maturité à 50 ans et de prévoir un moratoire de 5 à 10 ans sur les remboursements, le temps que la Grèce relance durablement son économie.

Cette solution coûterait de l’argent à la zone euro, et donc aux citoyens européens (la France a engagé 40 milliards d’euros, soit 631 euros par Français). Mais, en acceptant la Grèce dans la monnaie unique, les gouvernements européens sont tout aussi responsables qu’Athènes du naufrage de ce pays. Ils doivent en assumer les conséquences. L’Europe doit prendre conscience que sauver Athènes, c’est renforcer l’Union en montrant qu’elle implique une solidarité forte entre ses membres et qu’elle est autre chose qu’un simple marché. Une victoire de Syriza permettra de sortir de l’hypocrisie actuelle en plaçant chacun devant ses responsabilités.