Annette Wieviorka est historienne, spécialiste de la Shoah et de l'histoire des Juifs au XXe siècle. Elle a notamment publié 1945, la découverte (Seuil), Auschwitz, soixante ans après (Robert Laffont) et l'Ere du témoin (Hachette).
Vous avez dit que l’ouverture d’Auschwitz, c’était comme la prise de la Bastille, un non-événement sur le moment, qui est devenu un symbole.
Ça m'a effectivement fait penser à la Bastille. On sait que c'est le symbole de l'arbitraire, qu'il y a eu des gens embastillés, mais, quand la Bastille est prise le 14 juillet 1789, il n'y a quasiment plus personne dedans. Et c'est pourtant cette date-là qui est devenue, au XIXe siècle, le symbole de la Révolution et ensuite de la République, c'est notre fête nationale.
La libération d’Auschwitz a mis presque soixante ans pour devenir une grande date commémorative internationale. Avant, la commémoration de la déportation se faisait fin avril, date de libération des autres camps.
Pourquoi ce «non-événement» initial ?
Pour comprendre Auschwitz, il faut retenir quatre chiffres : 1,1 million de morts, 130 000 à 140 000 détenus à l’apogée des effectifs, 70 000 détenus mis sur les routes les 17 et 18 janvier 1945. Et 7 000 détenus encore sur place au moment de l’ouverture du camp par les Soviétiques. 7 000, ce n’est pas rien, surtout que, parmi eux, il y a deux acteurs très importants de la mémoire : Primo Levi et Otto Frank, le père d’Anne Frank. Mais c’est infime en regard des autres chiffres.
Mais il y a une interrogation : qu’est-ce qui se passe quand des Soviétiques voient un camp de concentration alors que, chez eux, ils ont le goulag ? Bien sûr, ils ont conscience que Auschwitz et Maidanek, c’est différent. Mais je pense qu’il y a chez eux une réticence à faire une large propagande sur les camps.
Il faut se souvenir que le sort des Juifs déportés - ils vont être sauvés par l'issue de la bataille Stalingrad - s'est joué dans le même temps que l'amorce de la persécution des Juifs en URSS. On le voit bien dans Vie et Destin, le roman de Vassili Grossmann : il y a là une chose qu'on a tellement de mal à penser, et qui est bouleversante.
Enfin, il faut se rappeler que l’URSS est entrée tardivement dans la guerre. Pendant les deux années du pacte germano-soviétique, entre août 1939 et juin 1941, on n’y parle plus de l’antisémitisme des nazis, puisque ce sont les alliés. En fin de compte, la période où l’URSS permet l’organisation des Juifs est marquée par deux dates. Juin 1941 d’une part : l’appel aux Juifs du monde entier lancé par de très grands écrivains soviétiques et l’immense acteur de théâtre Solomon Mikhoels qui dirigeait le théâtre yiddish de Moscou. Et avril 1942 d’autre part : la création du comité antifasciste juif, avec Salomon Mikhoels et tout le monde, y compris Eisenstein.
Mais dès 1944-1945, les ennuis commencent. Il y a les hésitations sur la question de faire témoigner ou pas à Nuremberg. Finalement, les Soviétiques font témoigner quelques Juifs, mais le poète Avrom Sutzkever n’a pas le droit de parler en yiddish. Les Soviétiques ne veulent pas que le yiddish soit parlé au tribunal de Nuremberg. Ensuite, c’est l’assassinat de Solomon Mikhoels en 1948, assassinat maquillé en accident de voiture… et suivi de funérailles nationales. Et après, tous ceux qui avaient lancé l’appel sont arrêtés, jugés, et exécutés secrètement.
Les camps nazis
Pendant un certain nombre d’années, c’est Buchenwald qui a symbolisé la déportation.
Il y a plusieurs raisons. En ce qui concerne la France, c’est parce qu’énormément de Français ont été déportés à Buchenwald. Ensuite, c’est un camp où les communistes ont réussi à doubler la hiérarchie allemande. Avec Buchenwald, on a tout : des Juifs et des résistants. Les déportés pouvaient à la fois être vus comme des victimes et des héros. Il y a aussi ce mythe persistant selon lequel Buchenwald s’est libéré tout seul.
Et puis, il y a la force du Parti communiste, la force des pays de l’Est dans leur capacité à ériger des symboles et à construire le mythe selon lequel ils ont sauvé des enfants juifs. C’est vrai qu’un très petit nombre d’enfants a été sauvé par la Résistance communiste dans le camp. Mais 85% des 900 enfants qui étaient à Buchenwald au moment de la libération étaient des adolescents. Des moins de 14 ans, il y en avait environ 130, dont une petite poignée de tout petits.
Et l’image des autres camps ?
Lublin-Maidanek, libéré en juillet 1944, a été photographié et filmé par les Soviétiques, et cette libération est signalée par Radio Londres. Dachau, c'est un peu particulier. Ça a été le premier camp de concentration nazi, mais il n'y a pas eu de mémoire aussi active qu'ailleurs. Le hasard a fait que les grandes figures françaises de Dachau ont été des démocrates-chrétiens, Joseph Rovan et Edmond Michelet par exemple. Il y a eu des textes, comme le très beau livre d'Edmond Michelet, Rue de la Liberté. Mais on ne peut pas dire que ça ait installé une vraie mémoire. Entre la mémoire communiste et la mémoire juive, la place était difficile à trouver. Treblinka, c'est encore autre chose. Quand le camp est ouvert, il n'y a plus personne. Treblinka a eu son «heure de gloire» parce que des écrivains s'y sont intéressés. Il y a eu le magnifique texte de Vassili Grossmann, publié en 1944. Et puis, en 1966, le roman Treblinka de Jean-François Steiner, préfacé par Simone de Beauvoir, qui raconte comment les Juifs se sont laissés conduire à l'abattoir, et qui a déclenché une immense polémique. Pour résumer, dans les premiers temps, c'est bien Buchenwald qui représente la déportation, mais, petit à petit, le nom d'Auschwitz chemine, comme le symbole du mal absolu. Pourtant, le Auschwitz réel, comme lieu d'extermination des Juifs, met un certain temps à apparaître, y compris chez les Juifs.
On a des dates ?
Une chose m’a toujours frappée. Quand Jean Paul II est élu pape, il fait cette fameuse tournée en Pologne en 1979. Il va à Auschwitz-Birkenau et organise une immense messe à la mémoire du franciscain Maximilien Kolbe. Il célèbre cette messe à Birkenau sur un autel qui est installé entre les ruines de deux chambres à gaz, et une croix porte une couronne de barbelés. On a donc, en plein Birkenau, une messe à l’endroit même où les Juifs ont été anéantis. En général, les Juifs n’aiment pas trop qu’on les christianise, mais là, ça ne fait aucune polémique.
Et puis, à partir de 1985, on prend conscience qu’un carmel et des religieuses se sont installés à Auschwitz, et là, les protestations des organisations juives du monde entier se déchaînent, et ça dure jusqu’en 1993. Auschwitz est entré dans la conscience collective comme lieu symbolique de la destruction des Juifs d’Europe.
Et aujourd’hui ?
Auschwitz a des particularités uniques. D’abord, le nombre des victimes est le plus élevé, mais finalement, Treblinka, avec quelque 700 000 morts, c’est colossal aussi.
Auschwitz est aussi le seul lieu vraiment européen. Quand je vais dans les lycées, je dis : Simone Veil (Nice), Imre Kertesz (Budapest), Anne Frank (Amsterdam)… Aucun des autres camps n’est aussi internationalisé. On y a même déporté des Juifs de Norvège ou de l’île de Rhodes. Ça exprime la radicalité de ce génocide.
L’autre particularité, paradoxale, c’est que, comme Auschwitz se développe tardivement, à l’époque où les dirigeants du Reich veulent continuer la guerre et ont besoin de main-d’œuvre, il y a beaucoup plus de survivants que dans les autres camps. Il y en a eu très peu à Treblinka, et encore moins à Bergen-Belsen. Auschwitz est à la fois le lieu où on a le plus tué, et le lieu où on a le plus de survivants.
Aujourd’hui, Auschwitz est devenu une métonymie pour tout, mais quel tout ? Le mal, la Shoah, les génocides, le nazisme, toute l’extermination des Juifs ?