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Libération
Reportage

A Marioupol, «nul ne nous a protégés»

Les habitants de la ville portuaire ukrainienne, touchée samedi par des roquettes prorusses qui ont fait 13 morts, se sentent aujourd’hui abandonnés.
Dans un cimetière de Marioupol, lundi. La ville a été temporairement occupée par les prorusses l’été dernier, puis reprise par l’armée ukrainienne. (Photo Nikolai Ryabchenko. Reuters)
publié le 27 janvier 2015 à 18h46

Des larmes, une colère difficilement dissimulée et une atmosphère lourde. Une trentaine de personnes se recueillent devant le cercueil d'Alexandre Demtchenko. Le temps est gris, pesant et peine à retenir un brouillard tenace et glacial. Au bout d'un cimetière situé à l'est de Marioupol, une dizaine de trous ont été creusés en ligne. Au loin, les monstres métallurgiques qui ont fait la richesse de la région crachent leur fumée noire. La famille du défunt médite. Un à un, dans un silence poignant, les proches de ce plombier, tué alors qu'il allait faire ses courses, jettent des poignées de terre sur le cercueil. Il s'apprêtait à entrer dans un supermarché lorsqu'une roquette est tombée. «C'était une bonne personne, il ne voulait pas se battre, il ne faisait pas la guerre, chuchote le frère de la victime, en larmes. Nul ne nous a protégés, ni l'Ukraine, ni les oligarques de la région. Cette guerre permet aux riches de l'être encore plus. Nous, nous ne sommes que de la viande.»

«Cauchemar». Alors que les employés du cimetière, qui portent des brassards aux couleurs de l'Ukraine, finissent de recouvrir le cercueil de terre, une autre famille en deuil se présente. «Nous enterrons treize personnes aujourd'hui, ça faisait très longtemps que l'on n'avait pas vécu ça, confie Oleg Vitali, employé du cimetière. Nous sommes allés chercher des corps sur place, tout était détruit, c'était un cauchemar, je ne sais pas comment les gens vont pouvoir continuer à vivre ici.»

Si la colère des habitants de cette ville portuaire d'un demi-million d'habitants est aussi forte, c'est parce que samedi, les dizaines de roquettes Grad qui se sont abattues de façon aléatoire sur le quartier de Vostochny n'ont laissé aucune chance aux victimes. Personne ne s'y attendait. La ville a été temporairement occupée par les rebelles l'été dernier, puis reprise par l'armée ukrainienne. Mais elle n'a jamais été touchée aussi sévèrement. Les séparatistes de Donetsk annonçaient régulièrement vouloir la reprendre mais les troupes de Kiev, largement déployées aux entrées de la cité, avaient réussi à geler la situation malgré les provocations. Trente personnes ont perdu la vie, et une centaine d'autres ont été blessées dans cette attaque. Parmi les dégâts matériels, un supermarché carbonisé, l'entrée d'une pharmacie dévastée, une dizaine de voitures brûlées sur un parking touché, des appartements détruits et des centaines de vitres explosées. Les cratères formés par les explosions ne laissent aucun doute sur la provenance des roquettes. Toutes viennent de l'est de la ville, des positions occupées par les séparatistes prorusses. Les experts de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui se sont également rendus sur place, ont fait le même constat et ont qualifié ce bombardement de «téméraire, aveugle et honteux».

Mais, sur place, ils sont nombreux à condamner l'Ukraine et souhaiter le retour des séparatistes. Un homme prend des photos des dégâts avec son téléphone. «J'ai acheté mon appartement en mars, je ne peux pas me permettre de partir. Et puis je ne suis pas effrayé par une attaque des séparatistes, j'ai même peur qu'ils ne le fassent pas», affirme ce trentenaire qui regrette la période durant laquelle Marioupol était occupée par les rebelles prorusses.

Boussole. Une femme, accompagnée de sa fille et de sa mère, s'arrête devant un magasin détruit. «Nous n'étions pas là quand c'est arrivé, mais nous avions laissé nos enfants à l'appartement. Ils ont eu très peur quand les vitres ont explosé. Maintenant, nous avons peur que les séparatistes reviennent, personne ne nous protège. Nous aimerions quitter la ville mais où aller ?» La grand-mère veut voir les dégâts mais sa petite-fille, jeune femme aux cheveux bruns, discrète, soulève ses lunettes pour essuyer ses larmes. En état de choc, elle ne veut plus entendre parler de ce bombardement. Svetlana, propriétaire d'une boucherie, a appris que son magasin avait complètement brûlé. «C'est dur, j'ai passé ma vie à travailler pour construire ce commerce. Personne ne me remboursera les dégâts. On aurait pu sauver le bâtiment mais les pompiers n'ont pas voulu venir.»Un homme qui observait les ruines, boussole à la main, se joint à la conversation. «Ce sont les séparatistes qui ont tué nos familles, les mortiers viennent de l'Est», confirme-t-il en posant son instrument dans le cratère creusé par l'explosion. «Mais c'est au gouvernement de rembourser nos dégâts, nous n'avons rien demandé, nous sommes pacifiques», lance-t-il. Svetlana acquiesce et reprend la discussion. «Vous savez, les gens ont peur de l'avenir dans le quartier. On ne peut pas vivre en étant perpétuellement effrayés.»

A la suite de ce bombardement, Alexandre Zakhartchenko, président de la république séparatiste autoproclamée de Donetsk, a annoncé une opération pour reprendre la ville. Les positions séparatistes n’ont cependant pas bougé. Mais c’est l’ensemble de la ligne de front qui a repris feu, du Nord au Sud. Les prochaines cibles pourraient être Kramatorsk et Sloviansk, deux nœuds ferroviaires. Mais pour cela, les séparatistes devront reprendre la ville de Debaltseve, située au nord de la zone occupée, une ville qu’ils tentent d’encercler depuis trois jours.