C’est une belle victoire que les défenseurs de Kobané ont arrachée à l’issue d’un siège de quatre mois. De surcroît hautement symbolique, puisqu’elle est remportée par les forces les plus exécrées par l’Etat islamique (EI), soit des Kurdes laïcs, socialisants, prônant l’égalité hommes-femmes. Elle résonne d’autant plus fort dans la région que les guerriers kurdes sont commandés par une… Jeanne d’Arc, Narine Afrine, pseudonyme de la codirigeante du YPG (les Unités de protection du peuple, affiliées au PKK). Mais si succès militaire il y eut dans la région kurde syrienne, et si l’armée irakienne et les milices chiites ont pris ces derniers jours le contrôle de la plupart des localités de la province de Diyala (région majoritairement sunnite à l’est de Bagdad), cela ne signifie pas pour autant un reflux des jihadistes. Et pas davantage que les deux capitales de l’EI - Mossoul en Irak et Raqqa en Syrie - ne leur seront reprises dans un avenir prévisible.
Ne serait-ce qu'à Kobané, un des trois cantons kurdes de Syrie, les jihadistes sont toujours présents dans quelque 400 villages autour de la ville de 50 000 habitants. Les dirigeants du YPG ont annoncé que «la bataille de la libération» de cette «poche» kurde avait commencé. Il demeure que la partie sera difficile pour une armée épuisée par les combats, ayant subi de lourdes pertes - quelque 600 tués et environ 2 000 blessés -, et qui, à la différence des forces jihadistes, ne peut pas compter sur des réserves conséquentes. D'où une certaine absence de triomphalisme chez les dirigeants kurdes. Sans compter que les peshmergas vont devoir se battre à présent en rase campagne, ce qu'ils détestent particulièrement.
Siège. «En termes de stratégie, leur coup de génie fut d'avoir compris qu'ils ne feraient pas le poids dans la plaine face à des jihadistes disposant de chars et d'équipements militaires lourds [ceux qu'ils ont pris à l'armée irakienne en s'emparant de Mossoul en juin, ndlr], et donc d'avoir choisi une ville comme terrain de bataille», souligne l'écrivain et humanitaire Patrice Franceschi, qui a suivi jour après jour le siège de la ville.
Le même problème se pose pour les Kurdes d’Irak. Là encore, on les voit mal avancer totalement à découvert dans l’immense plaine qui sépare le nord du pays de Mossoul, la deuxième ville d’Irak (avec au moins 2 millions d’habitants), dont la reconquête signifierait une écrasante défaite de l’EI en Mésopotamie. Même s’ils peuvent compter sur le soutien de la coalition mise en place par Washington, dont les frappes aériennes expliquent pour partie la victoire kurde à Kobané. Mais aucune offensive sérieuse ne pourra être envisagée tant que l’armée irakienne, dont la formation a déjà coûté 20 milliards de dollars (17,6 milliards d’euros) aux contribuables américains, ne sera pas réellement opérationnelle.
Raffineries. On verra vraiment cette armée au feu au mois de mars, date à laquelle une offensive d'envergure contre l'EI a été planifiée par Washington et Bagdad. D'ici là, l'organisation d'Abou Bakr al-Baghdadi a peu à craindre. A ce jour, elle n'a d'ailleurs perdu aucune des villes qu'elle a prises, même celle de Baïji, lieu d'une importante raffinerie de pétrole qu'elle a reconquis. «Pour le moment, souligne un haut responsable de la politique étrangère de l'Union européenne, les sunnites n'ont toujours confiance ni dans l'armée ni dans la police irakiennes. Ils craignent toujours qu'elles leur tirent dessus.» La multiplication des milices chiites, payées et entraînées cette fois par Téhéran, souvent très sectaires et qui agissent comme forces supplétives de l'armée, n'est pas pour rassurer les sunnites. «N'oublions pas non plus, ajoute le même haut responsable, que le pouvoir d'attraction de l'EI est beaucoup plus grand qu'on peut le croire. C'est vrai que les décisions complètement folles prises dans le domaine agricole mécontentent les paysans. Mais dans les villes, la situation est assez calme. Les autorités locales sont plutôt souples avec les habitants. Les écoles ont rouvert. Tout cela pérennise l'EI.»
Comment, dès lors, combattre l’EI, dont la mobilité et les capacités à ouvrir de nouveaux fronts déroutent leurs adversaires ? Déjà, la situation est différente d’un front à l’autre. En Irak, Washington - qui a envoyé 300 membres des forces spéciales - et Bagdad agissent de concert. En Syrie, Bachar al-Assad a condamné sans appel le plan américain, rendu public dernièrement, de former au Qatar, en Arabie Saoudite et en Turquie plus de 5 000 rebelles triés sur le volet pour vaincre l’EI ; le raïs syrien a même précisé qu’ils seraient combattus comme les autres insurgés. Dans ce pays, les forces jihadistes, celle de l’Etat islamique comme celle de l’organisation rivale du Front al-Nusra, lié à Al-Qaeda, continuent d’ailleurs à progresser au détriment des autres formations et de l’Armée syrienne libre, tandis que les experts se demandent combien de temps les forces du régime baasiste vont-elles encore tenir. Sans l’Iran et le Hezbollah, sans doute se seraient-elles effondrées. D’où les raids de plus en plus fréquents des jihadistes sur la frontière libanaise - cinq soldats ont encore été tués vendredi - alors que se pose la question : l’EI a-t-il déjà un pied dans ce pays où la communauté sunnite est elle aussi très hostile au Hezbollah ?