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Libération
Interview

Riva Kastoryano : «Il y a un enjeu autour des corps des jihadistes»

La sociologue Riva Kastoryano a étudié la question épineuse du traitement des dépouilles de terroristes.
La Grande Borne, à Grigny (Essonne), non loin de l'appartement de la famille d'Amedy Coulibaly. (Photo Martin Colombet. Hanslucas)
publié le 27 janvier 2015 à 19h16

Amedy Coulibaly a finalement été enterré dans le carré musulman du cimetière parisien de Thiais (Val-de-Marne), après le refus des autorités maliennes d’accueillir la dépouille et les réticences de la famille pour qu’il soit inhumé à Grigny, où elle vit. Directrice de recherche au CNRS et professeure à Sciences-Po Paris, Riva Kastoryano prépare un ouvrage sur le thème «Que faire des corps des jihadistes?», à paraître en mai chez Fayard.

Que révèlent ces difficultés pour trouver un lieu de sépulture ?

L’enterrement des jihadistes qui ont mené des attaques-suicides en Occident pose des questions pratiques - de terre, de place, de trace - mais aussi symboliques, d’ordre politique et moral, sur la nature de la guerre et sur la légitimité de l’ennemi. Il y a toujours un enjeu autour des corps même si les autorités le nient, assurant que le plus important est de déterminer les complicités et mettre au jour les réseaux. Ainsi, Bamako refuse la dépouille parce que les autorités maliennes craignent ou imaginent que cela pourrait poser des problèmes avec Paris, le grand allié. Un enterrement, en effet, relie toujours l’individu à sa communauté et à ses ancêtres. C’est une acceptation de qui il est et d’où il vient. Il marque la reterritorialisation de ces combattants d’un jihad global. La logique des Etats occidentaux est aussi marquée d’un côté par leur expérience du terrorisme et de l’autre par leurs politiques sur les minorités, l’immigration et l’intégration des populations qui en sont issues.

Ce débat est-il récurrent ?

La question s’était déjà posée plus ou moins dans les mêmes termes à propos des dépouilles des sept jeunes, dont cinq étaient d’origine marocaine, qui ont réalisé les attentats de mars 2004 à Madrid et qui se sont suicidés un mois après lorsque la police espagnole a investi leur cache. Les autorités de Rabat nient avoir récupéré les corps, les familles et les voisins éludent. Le ministère espagnol de l’Intérieur assure en revanche qu’ils ont été renvoyés au Maroc, où l’on affirme avoir juste repris les dépouilles des Marocains ou de personnes originaires du Maroc tués dans le carnage. L’embarras est donc évident. Un député du Parti de la justice et du développement, le parti islamiste, reconnaissait crûment : il ne faut pas se mettre à dos les Etats-Unis.

Qu’est-il advenu des corps des auteurs des attentats du métro de Londres de juillet 2005 ?

Ces jeunes étaient des homegrown terrorists : ils étaient nés ou avaient grandi en Grande-Bretagne et incarnaient en apparence un succès de l'intégration. Les autorités britanniques ont immédiatement accepté qu'ils soient ensevelis là où ils étaient nés et où ils avaient vécu. Ils ont même affirmé que leur terre était la Grande-Bretagne. Un seul d'entre eux pourtant repose à Leeds. On ne sait pas ce qu'est devenu le corps de celui qui était d'origine jamaïquaine. Les corps des deux autres - tous deux du Cachemire - ont été ramenés là-bas par la famille. Cela été amplement couvert par les médias et n'a pas fait débat dans une société qui assume son multiculturalisme. L'idée était : nous n'avons pas su empêcher leur dérive vers le terrorisme, nous n'allons pas maintenant les rejeter.

Et après le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis ?

Il ne reste rien des corps de ceux qui ont lancé les avions détournés sur les tours du World Trade Center, entraînant leur incendie et leur effondrement. Leurs cendres sont de fait mélangées à celles de ceux qu’ils ont tués et reposent dans le mémorial, ce qui scandalise les familles des victimes. Nul ne sait en revanche ce que sont devenus les restes des corps de ceux qui ont attaqué le Pentagone et ont détourné l’avion tombé en Pennsylvanie. Les autorités américaines gardent le secret. Les familles des terroristes identifiés n’ont pas cherché à les récupérer.

C’est dans cette même logique que les Etats-Unis ont jeté le corps d’Oussama ben Laden à la mer après son exécution ?

Même mort, le terroriste doit être anéanti. Il ne faut pas de trace, pas de tombe identifiable qui puisse devenir objet de pèlerinage. Pour les autorités américaines, une sépulture du terroriste serait une reconnaissance de son humanité et de son caractère d'ennemi. D'où ce refus absolu qui évoque celui du roi Créon dans Antigone, la tragédie de Sophocle, ordonnant d'abandonner Polynice «sans larmes, sans tombe, pâture de choix pour les oiseaux carnassiers» et déclarant «que la privation de tombeau soit son châtiment».