«Justicia !», «basta !»
Dans la moiteur de l’été austral, ils sont des centaines devant la maison funéraire du quartier de Nuñez, où repose le corps du procureur Alberto Nisman.
Deux semaines après sa disparition, le 18 janvier, son nom est encore sur toutes les lèvres, tagué sur les murs de Buenos Aires ou inscrit sur des pancartes «Nous sommes tous Nisman». Le décès du magistrat le plus célèbre du pays (photo Reuters), en charge de l’enquête sur l’attentat contre l’Amia (Association mutuelle israélite argentine), le plus meurtrier qu’a connu l’Argentine, a déclenché une déferlante d’indignation, de tristesse et de colère. Sur les banderoles, on pouvait lire «Nisman est la 86
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victime de l’Amia». Cet attentat à la voiture piégée, survenu à Buenos Aires le 18 juillet 1994, avait détruit l’Amia, faisant 85 morts et 230 blessés. Deux ans plus tôt, le 17 mars 1992, 29 personnes avaient péri dans une attaque contre l’ambassade d’Israël. A ce jour, aucune de ces deux attaques antisémites n’a été élucidée.
«Confiance en personne»
Après dix ans d'enquête, Nisman, 51 ans, était à la veille de révélations explosives, selon lui. «La présidente pourrait finir en prison, avait-il confié à la journaliste Natasha Niebieskikwiat, la dernière à l'avoir interviewé, trois jours avant sa mort, pour le quotidien d'opposition Clarin. Et moi, je pourrais terminer mort.»
Suicide ou assassinat ? La procureure en charge de l'enquête, Viviana Fein, n'a pour l'instant pas changé la qualification de «mort douteuse». Ce que l'on sait, c'est que le procureur a été retrouvé le dimanche 18 à 23 heures dans la salle de bain de son très chic appartement du quartier de Puerto Madero, gisant sur le sol de la salle de bain dans une mare de sang, près d'une arme de calibre 22. Mais qu'il était décédé vers midi, près de douze heures auparavant. Un laps de temps très long pour un homme placé sous la surveillance de dix policiers. Trois d'entre eux ont d'ailleurs été renvoyés depuis.
On sait que la scène du drame fut laissée libre tout ce temps, et que l'arrivée sur les lieux des secours, de sa mère, du secrétaire d'Etat à la Sécurité, avant la procureure, a été pour le moins désordonnée. L'enquête révèle des contradictions apparentes : aucun ADN autre que le sien n'a été retrouvé sur l'arme ou sur son corps, mais il n'avait pas de trace de poudre sur les doigts. L'expertise balistique montre que le coup a été tiré de bas en haut, ce qui est compatible avec un suicide, mais que l'entrée de la balle est derrière l'oreille, ce qui est inhabituel dans les suicides. On pensait initialement que toutes les issues étaient fermées de l'intérieur, mais l'existence d'une porte de service déverrouillée a finalement été portée au dossier trois jours après les faits. En plus des policiers en charge de sa sécurité, la seule personne interrogée par la procureure Fein est un collaborateur de Nisman, spécialiste en sécurité informatique, Diego Lagomarsino. C'est lui qui a prêté son arme au magistrat, la veille de son décès. C'est aussi le dernier à l'avoir vu en vie. «Il m'a dit qu'il n'avait plus confiance en personne, pas même en son service de protection rapprochée, a-t-il déclaré en conférence de presse, visiblement terrifié de se retrouver au centre de cette affaire. Il m'a demandé une arme pour le week-end. […] Malheureusement, je la lui ai donnée.» Le fait que ces éléments ne soient pas suffisants pour arriver à une conclusion certaine n'empêche pas les Argentins de spéculer. La présidente Cristina Kirchner elle-même, qui s'est adressée aux Argentins quatre jours après les faits via son compte Facebook, a d'abord avalisé la thèse du suicide, avant d'écrire trois jours plus tard sur son compte Twitter : «Je suis convaincue qu'il ne s'agit pas d'un suicide. Je n'ai pas de preuves, mais pas de doutes non plus.»
«La piste du Hezbollah» ?
En cette année électorale qui verra partir la Présidente (la Constitution ne permet pas d’enchaîner trois mandats) et dans un pays très polarisé politiquement, l’affaire Nisman a ravivé des tensions endormies par les vacances d’été. Une semaine après la découverte du corps de Nisman, Damian Pachter, le premier journaliste à avoir évoqué l’affaire via son compte Twitter, selon lui grâce à une source à l’intérieur de l’appartement, quitte précipitamment le pays. Epuisé et fébrile, selon deux collègues qui l’ont interviewé à l’aéroport, il dit avoir reçu des menaces et craindre pour sa sécurité. Dans l’heure, la compagnie Aerolineas Argentinas, contrôlée par l’Etat, fait publier, via l’agence Telam, sa feuille de vol : il rejoint l’Uruguay. Le compte Twitter du palais présidentiel relaie aussi l’information. Une méthode contestable, et surtout illégale. Après son escale à Montevideo, Damian Pachter s’est réfugié en Israël et ne compte pas revenir de sitôt.
«L'affaire Nisman a fait remonter à la surface toute la boue, tous les aspects les plus sombres de l'Argentine», théorise un journaliste étranger. Terrorisme international, antisémitisme, relents de la dictature, crime d'Etat, services secrets en roue libre et corruption politique, tous les ingrédients sont là. Ce qui a commencé comme un mauvais polar revêt toutes les caractéristiques d'un roman d'espionnage sombre et tortueux. Le dossier de l'attentat de l'Amia est à lui seul un labyrinthe que n'aurait pas renié Borges.
Une piste syrienne couplée à une connexion locale, qui pointe vers des proches du président Carlos Menem en exercice à l'époque de l'attentat, a d'abord été explorée. L'enquête, marquée par des accusations d'irrégularités, de dissimulations et de morts suspectes, a abouti à un «procès d'opérette», selon les familles des victimes ; une poignée de seconds couteaux - d'anciens policiers - a finalement été relâchée faute de preuves. Dix ans après l'attentat, l'enquête est au point mort quand le procureur Alberto Nisman est nommé par le président Néstor Kirchner, défunt mari de l'actuelle présidente, pour la relancer. Dès le début, il se détourne de la piste syrienne pour en débroussailler une autre qui le mène au Hezbollah libanais et à son protecteur, l'Iran.
Néstor Kirchner lui a présenté Jaime Stiusso, l'homme fort des services secrets argentins. Selon un proche de Nisman, les deux hommes se lient «et développent une relation père-fils». C'est grâce à des écoutes téléphoniques émanant des bureaux de Stiusso que Nisman se persuade de la piste iranienne. Des câbles WikiLeaks rendus publics en 2010 font également état d'une relation étroite entre le procureur, Washington, le FBI et la CIA, qui soutiennent la piste iranienne. Un mandat d'arrêt international pour «crime contre l'humanité» est émis en décembre 2006 contre des responsables iraniens.
Un complot contre la présidence ?
Les révélations concernant Cristina Kirchner, que Nisman comptait faire le 19 janvier auprès d'une commission parlementaire, s'appuient sur des milliers d'heures d'écoutes téléphoniques, commandées par le même Stiusso. Le dossier qu'il avait constitué accuse la Présidente d'entrave à la justice, par le biais notamment d'un «pacte criminel d'impunité» signé avec l'Iran il y a deux ans. Ce mémorandum était destiné officiellement à créer une «commission de la vérité» et permettre aux enquêteurs argentins d'interroger des suspects iraniens, procédure jusque-là refusée par Téhéran. Sur un plateau de télévision, quelques jours avant sa mort, Nisman explique que les négociations avec Téhéran auraient commencé en 2011 via une diplomatie parallèle, alors que la Présidente avait entrepris de rapprocher l'Argentine de la République islamique pour «rétablir les pleines relations commerciales» afin de «surmonter la crise énergétique argentine à travers un échange de pétrole et de céréales, jusqu'à la vente d'armes». En échange, Cristina Kirchner aurait ordonné à son ministre des Affaires étrangères, Hector Timerman, de «sortir l'Iran de l'enquête sur l'Amia» et de faire annuler le mandat d'arrêt international contre les huit dignitaires du régime. Le problème, c'est que les relations commerciales entre l'Iran et l'Argentine ne se sont pas particulièrement développées et que le mandat d'arrêt international n'a pas été suspendu, comme l'a confirmé Interpol. Voilà qui contredit les accusations de Nisman.
«Une dette de la démocratie»
Cristina Kirchner, qui a vu son image entachée par cette affaire (84,4 % des Argentins le disent dans un sondage), a parlé d'un complot visant à ébranler sa présidence. «Ils ont utilisé [Nisman] de son vivant et après, il leur servait plus mort. C'est à ce point triste et terrible», a-t-elle écrit via son compte Twitter. «Ils», ce sont les services secrets, une pieuvre créée par le général Perón en 1946, supposément aux ordres de la présidence, mais incontrôlée dans les faits. Jaime Stiusso, dont personne ne sait où il se trouve depuis la mort de Nisman, est son homme fort depuis 1972. Il a vu passer la dernière dictature militaire, les gouvernements démocratiques et a survécu aux multiples remaniements de cet organisme.
Gustavo Vera, député de Buenos Aires issu d'une association civile de lutte anticorruption, dit tout haut ce que d'autres murmurent : «Stiusso servait au pouvoir, qui l'utilisait pour épier ses opposants, politiques ou journalistes.» Le député vient de déposer une plainte contre Stiusso pour enrichissement illicite, blanchiment d'argent et trafic d'influence. Quant à Cristina Kirchner, elle laisse entendre que, autant que Nisman, elle est la victime d'une lutte interne de cet «Etat dans l'Etat» qui après avoir manipulé, puis assassiné le procureur, cherche à lui faire porter le chapeau. La semaine dernière, elle a annoncé une refonte «en profondeur» des services secrets et le transfert des écoutes aux mains du parquet. «Une dette de la démocratie», a-t-elle dit. Pour les familles de l'attentat de l'Amia, la dette de la démocratie concerne surtout l'impunité des commanditaires de l'attaque, qu'ils soient syriens, iraniens, argentins… «Il a fallu sept jours pour retrouver les restes de ma fille dans les décombres, se souvient Sofia Gutermann devant le bâtiment de l'Amia, aujourd'hui reconstruit. Ce temps m'a paru infini, mais les vingt années qui ont suivi, sans réponses, sans coupables, sans personne derrière les barreaux, le sont tout autant.»
La procureure générale Gils Carbo, chargée de trouver un remplaçant à Nisman, semble s’orienter vers un collège de magistrats. Mais, déjà, l’opposition pointe du doigt sa proximité avec Cristina Kirchner. Les 113 600 pages du dossier de l’Amia attendent un repreneur. Les Argentins, quant à eux, n’attendent plus grand-chose.