Les forces tchadiennes sont entrées en territoire nigérien lundi «vers midi» sur la commune de Bosso, exactement 27 778 réfugiés nigérians sur un banc de sable. Bosso est posé le long de la maigre rivière Komadougou Yobé qui matérialise la frontière avec le Nigeria et qui fuit paresseusement dans cette platitude quasi asséchée qu'est devenu le lac Tchad. Vu la sécheresse qui s'installera dans deux semaines, la rivière sera franchissable à pied.
A Bosso, il y a une école mais depuis longtemps plus d’instituteurs. Il reste le préfet. Le maire est pour le moment absent. La commune se trouve à une heure et demi de piste de la ville de Diffa (Niger), où sont réunis les états-majors nigérien et tchadien. L’intervention tchadienne s’est déroulée en vertu du «droit de poursuite» dont bénéficient les Tchadiens - contrairement aux Camerounais dont les hommes restent postés à Fotokol.
«Tentacules». Selon un responsable de la radio communautaire de Bosso, joint par Libération, «les troupes tchadiennes ont été reçues avec soulagement. Il y a environ une centaine de pick-up Toyota disposés dans la commune. Pour le moment, aucune troupe nigérienne ne se trouve sur place. Les Tchadiens ont pris position le long de la rivière, mais sans l'avoir franchie. Ce matin [mercredi, ndlr], d'autres troupes se sont positionnées sur les îles du lac Tchad sur lesquelles des réfugiés du Nigeria ont aussi afflué. On n'a pas de contact avec eux sauf pour leur fournir de l'eau.»
L'Assemblée nationale nigérienne devrait se réunir «très vite» pour approuver l'intervention militaire de ses troupes en appui des forces tchadiennes. Quand ? «Cela dépasse mes compétences», répond le colonel Barmou. Le responsable de la zone militaire de Diffa confirme toutefois que «les troupes tchadiennes sont déployées depuis lundi en accord avec les autorités du Niger. La coordination militaire transfrontalière se met en place. Nous savons que le Nigeria est jaloux de sa souveraineté, mais il a quand même laissé totalement son Nord dysfonctionner depuis des mois, avec comme conséquence de mettre en danger les pays limitrophes, dont le nôtre». Pour le colonel Barmou, le Nigeria «ne peut régler seul ce problème, alors que les tentacules de Boko Haram se sont aujourd'hui étendus dans la région».
Meeting. Selon lui, «il convenait d'agir, mais toujours en coordination avec Abuja», la capitale nigériane, alors que se profile l'élection présidentielle du 14 février. Pour certains observateurs, «Abuja concentre ses troupes sur le reste du territoire afin d'assurer le bon déroulement du scrutin, laissant le Nord à son destin», alors qu'une tentative d'attentat a été perpétrée lundi contre le président sortant, Goodluck Jonathan, après un meeting dans le nord-est du pays. L'explosion de la bombe que portaient deux kamikazes a fait de nombreux blessés.
Pour le colonel Barmou, le Nigeria n'aurait pas eu d'autre solution «que de se laisser tordre le bras [sur la question d'une intervention étrangère] étant donné que ses propres troupes ont échoué à endiguer le problème Boko Haram». L'arrivée à la rescousse de l'armée tchadienne s'inscrit dans le cadre d'un accord entre N'Djamena et Abuja, explique Hassan Sylla, porte-parole du gouvernement : «Nos forces basées à Fotokol, au Cameroun, ont été une fois de plus lâchement attaquées par les hommes de Boko Haram et à la suite de cela, nous avons riposté. Nous sommes arrivés jusqu'à la ville de Gamboru [côté nigérian] et l'avons libérée totalement des forces du mal.»
Selon le ministre de la Défense nigérien, Mahamadou Karidio, la version tchadienne serait à relativiser : «Les hommes de Boko Haram sont repartis [mardi] à l'assaut de Gamboru. Tactiquement, c'est insensé. Ils vont se faire pilonner par l'artillerie et par leur aviation légère. Ces types sont totalement drogués et dingues. Je ne vois pas d'autre explication.» Les hommes de Boko Haram ont en fait mené un raid sur Fotokol mercredi, tuant des dizaines de civils avant d'être repoussés.
«Fléau». Si les troupes tchadiennes n'ont pas attaqué Boko Haram côté Niger, ajoute le porte-parole du gouvernement tchadien, elles riposteront si nécessaire : «Nous sommes décidés à en finir avec cette bête-là.» Même ton martial du ministre de la Défense du Niger, qui considère le vote de l'Assemblée comme acquis : «Nous avons 350 hommes en appui. L'objectif est de repousser Boko Haram bien au-delà de la ville de Malam Fatori [côté nigérian, à 3 km de la frontière du Niger, ndlr] avec l'intention de tuer ce fléau qui sème le chaos . C'est clairement une bataille qui a été engagée aux côtés de nos frères tchadiens avec le but de définitivement terroriser les terroristes sur les zones où ils se sont repliés.» Pour autant, vu de l'état-major nigérien, la prudence reste de mise : «On laisse les Tchadiens se débrouiller sans quelconque aide de notre génie pour le moment.»
Et qu'en est-il de l'appui de l'opération Barkhane menée par l'armée française et basée à N'Djamena ? Des missions de reconnaissance aérienne sont effectuées dans son cadre au-dessus du Tchad et du Cameroun, et certains observateurs à Paris se félicitaient la semaine dernière «de la qualité de la coordination des renseignements militaires» sur zone. Mais ils s'inquiétaient aussi du traitement qu'en faisait le Nigeria «une fois les infos transmises».
Selon Marc-Antoine Pérouse de Montclos, spécialiste du Nigeria, se pose dorénavant le problème de la souveraineté de ce pays : «Ce qu'on constate avec la mise en place de cette opération, c'est de fait une plus grande intégration des troupes francophones dans le dispositif Barkhane. Mais qu'entend-on par "droit de poursuite" ? Sur quelle distance poursuit-on ? Je doute fort que le Nigeria laisse des troupes francophones stationner longtemps sur son territoire.»