Pour la première fois, Boko Haram, qui sème la terreur dans le nord du Nigeria, fait face à un adversaire visiblement coriace. Non pas l’armée nigériane, qui semble plus que jamais avoir capitulé, mais celle du Tchad voisin, qui a obtenu mardi sa première victoire, en reprenant la petite localité nigériane de Gamboru, occupée par Boko Haram. Cette offensive en territoire nigérian a été rendue possible par «le droit de poursuite» accordé par le Nigeria aux seules forces tchadiennes. Le Tchad, un allié désormais incontournable, mais à quel prix ? Explications avec Marielle Debos, auteure d’un ouvrage remarqué sur la militarisation du Tchad (1).
(Photo France 24)
Quelle est cette armée tchadienne qui vient de faire fuir Boko Haram ?
Elle a successivement intégré différents groupes rebelles et reste une armée de combattants. Il faut cependant noter que l’argent du pétrole a été récemment utilisé pour renforcer les troupes d’élite et pour acheter de nouveaux équipements militaires, comme le prouve l’usage d’avions de combat ces jours-ci contre Boko Haram.
Cette armée est-elle aussi invincible qu’on le prétend ?
On réactive surtout un vieux mythe : celui du guerrier tchadien du désert qui, déjà sous la colonisation, fascinait les militaires français. On oublie que, derrière cet imaginaire, il y a des réalités moins glorieuses : les forces tchadiennes sont aussi réputées pour leur violence. En Centrafrique, elles ont même dû quitter la force régionale en place car les habitants dénonçaient leurs exactions. Les populations du nord-est du Nigeria applaudissent cette intervention car elles ont l’espoir que celle-ci les sauvera des atrocités de Boko Haram. Mais ce soulagement immédiat ne veut pas dire qu’elles sont aveugles ni que leur gratitude ne s’effritera pas. Par ailleurs, les Tchadiens eux-mêmes pâtissent de ce mythe de force guerrière : les autorités de N’Djamena se sont souvent plaintes d’occuper les positions les plus dangereuses dans la lutte contre les jihadistes dans le nord du Mali.
Ses interventions militaires ont-elles des répercussions au Tchad ?
C'est surtout une aubaine pour le Président, Idriss Déby, qui a pris le pouvoir par les armes en 1990. La «guerre globale contre le terrorisme» réactive les logiques de guerre froide qui imposent de ne pas être trop regardant sur les pratiques peu démocratiques des alliés. Or il existe un réel mécontentement au Tchad. Certes, on n'est plus à l'époque, pas si lointaine, où l'on faisait disparaître des opposants gênants. Car, de toute façon, l'opposition est désormais très affaiblie. Mais de nouvelles forces cristallisent la colère, comme le collectif «Trop, c'est trop» créé en novembre après des manifestations contre la cherté de la vie et la pénurie de carburant, paradoxale dans un pays producteur de pétrole. La manne de cette ressource a créé une classe de nouveaux riches, proches du pouvoir, tout en renforçant la frustration sociale et politique. Ce régime est devenu le principal allié contre le jihadisme en Afrique. Et ça ne suscite aucun débat en France.
Qu’est ce qui justifie ce choix ?
La France a toujours fait du Tchad une base militaire en Afrique. Sous la colonisation française, les gouverneurs qui se sont succédé étaient déjà des militaires. Sous Hissene Habré, le prédécesseur de Déby, on a créé l’opération «Epervier», dirigée contre la Lybie. Elle s’est prolongée jusqu’en juillet, alors que le contexte avait changé. Et a été remplacée par l’opération «Barkhane» contre les groupes armés islamistes, dont le QG est à N’Djamena. Pour le plus grand bénéfice du régime en place. Déjà en 2013, en pleine opération au Mali, Déby avait pu faire arrêter des opposants et des journalistes dans un silence assourdissant. Or, la question jihadiste ne se résoudra pas par une simple réponse militaire, en fermant les yeux sur les dérives de régimes alliés qui nourrissent eux aussi des frustrations. Si Boko Haram parvient encore à recruter, c’est qu’il y a aussi une impasse politique et sociale dans cette région.
(1) «Le métier des armes au Tchad», Ed. Karthala (2013).