La Russie n’est pas en guerre contre l’Ukraine, elle n’est pas partie prenante au conflit, martèle-t-on au Kremlin. Et il n’y a pas de soldats russes dans le Donbass, répète inlassablement le ministère des Affaires étrangères, malgré les témoignages et les preuves qui s’accumulent. A la démesure de ce mensonge, il y a l’hystérie croissante des autorités sur cet engagement dans l’est de l’Ukraine. La présence militaire russe aux côtés des séparatistes est un sujet tabou, et en parler relève de la haute trahison. C’est ce qu’a appris à ses dépens Svetlana Davydova, résidente de Viazma, à 240 km à l’ouest de Moscou.
Femme au foyer de 36 ans élevant sept enfants, Svetlana Davydova a été arrêtée le 21 janvier. Selon les services de sécurité russes, elle aurait transmis des «secrets d'Etat» à l'Ukraine et encourt vingt ans de prison. Détenue pendant quelques jours, Davydova a été libérée mardi soir avec l'interdiction de quitter son lieu de résidence.
En avril, la mère de famille, qui, selon son mari, Anatoli Gorlov, a toujours été opposée au conflit en Ukraine, remarque qu’une base militaire située sous les fenêtres de leur immeuble s’était vidée de son contingent. Et, à la même période, entend dans un bus un soldat de cette caserne parler au téléphone d’une mission imminente. Svetlana Davydova appelle alors l’ambassade ukrainienne pour prévenir de ce qu’elle soupçonne être un envoi de soldats dans le Donbass.
Pour le politologue indépendant Kirill Rogov, «son arrestation porte un caractère démonstratif et didactique évident : l'objectif est d'intimider et de limiter l'efficacité du bouche-à-oreille grâce auquel circulent toujours plus de témoignages sur les envois de soldats russes en Ukraine». Quant au choix comme «traître» d'une mère qui allaite encore son dernier-né, «c'est ce qu'il faut pour que l'affaire fasse du bruit : il faut des détails terrifiants, car les gens sont devenus insensibles».
Tours de vis. Cet épisode a-t-il eu l'effet escompté ? Du bruit, il y en a eu suffisamment pour infléchir la position des autorités. Une pétition signée par 50 000 personnes, dont la veuve du Prix Nobel Alexandre Soljenitsyne, Andreï Zviaguintsev, le réalisateur du film nommé aux oscars Léviathan, ou l'écrivain Lioudmila Oulitskaïa, a été transmise mardi au président Poutine. Quelques heures plus tard, Davydova quittait la prison. Mais l'acte d'accusation reste gravissime et la peine encourue maximale, en vertu de la loi sur la haute trahison, amendée en 2012.
C'était l'un des premiers tours de vis de Vladimir Poutine pour son troisième mandat. Les concepts d'«espionnage» et de «trahison d'Etat» ont été élargis avec un nouvel article condamnant la collecte, même fortuite, d'éléments considérés par l'Etat comme des secrets, même si ce n'est pas dans le cadre d'une opération d'espionnage. «C'est un message, poursuit Rogov, adressé à tous ceux qui seraient tentés de dénoncer l'envoi, et surtout la mort, de soldats russes en Ukraine.» Pour preuve, le timing : le coup de fil a été intercepté en avril mais le dossier n'a été activé que maintenant, au moment d'une nouvelle intensification des combats dans l'est de l'Ukraine. «Le Kremlin va devoir regarnir les rangs des combattants dans le Donbass, et il faut prévenir une nouvelle vague de plaintes», conclut l'expert.
«Chantage».Depuis quelques semaines, plusieurs ONG dans diverses régions russes ont enregistré un nombre croissant de doléances ayant un thème récurrent : des conscrits forcés par leurs supérieurs à signer des contrats avec l'armée avant d'être envoyés pour des manœuvres dans la région de Rostov, près de la frontière ukrainienne. Les mères de soldats de Saint-Pétersbourg évoquent une vingtaine de cas.
«C'est à partir des polygones [bases militaires, ndlr] de Rostov que les soldats sont ensuite déployés en Ukraine. Ils portent plainte car ils ne veulent pas participer à une guerre qui n'existe pas. Mais quand ils refusent de partir, ils sont licenciés», précise Sergei Krivenko, juriste de l'association moscovite Memorial, qui a enregistré près de 60 plaintes.
Les premiers cercueils de soldats russes, officiellement morts «durant les manœuvres à Rostov», ont été ensevelis en août dans le plus grand secret, tandis que des régiments entiers, envoyés là-bas pour des «exercices militaires», perdaient tout contact avec leurs proches. Les familles qui avaient parlé aux médias ont été réduites au silence. «Les soldats signent un accord de non-divulgation. Et les familles sont victimes d'un chantage : pas de subsides à ceux qui parlent, rapporte le député Lev Schlossberg. 5 millions de roubles [65 000 euros] pour un décès, entre 1,5 et 3 millions [20 000 et 40 000 euros] pour les blessés, sont des sommes très convaincantes.» En revanche, ceux qui sont rentrés sains et saufs n'ont touché que leur solde habituelle. Et pour toute prime, une menace de représailles judiciaires en cas d'ébruitement. «Puisqu'il n'y a pas de guerre, conclut Krivenko, il n'y a pas non plus de vétérans.»